« Meurtres sur le palatin » (Les enquêtes de Kaeso le prétorien T.2)

 

Résumé :

Dans la Rome impériale, sous le règne de Tibère, on fait de bien étranges découvertes. Comme celle d’un cadavre, affreusement mutilé, sous la langue duquel on a glissé un denier.

Paiement pour son passage aux Enfers ?

Kaeso le prétorien, ami de Caligula et fils d’une prêtresse venue de Germanie, est chargé de l’enquête alors qu’il a déjà fort à faire. Outre protéger la famille impériale, il doit lutter contre la corruption des bas-fonds de la ville, se garder de la vengeance de ses anciens compagnons d’armes, et… fuir les assiduités de la malicieuse Concordia, sa ravissante cousine.

Quand le mystérieux Apollonius, qui se prétend l’oracle d’Apollon, entre en scène, Kaeso est subjugué par sa beauté. Que cache vraiment cet éphèbe, qui a ses entrées dans la plus haute société romaine avide de sanglants combats de gladiateurs et de paris truqués ?

Kaeso, flanqué d’Io, son inséparable léopard, n’aura d’autre choix que de le découvrir. Cristina Rodriguez évoque l’Antiquité romaine avec une rare précision et une formidable vitalité. Avec Kaeso le prétorien, elle nous emmène à la découverte de Subure, du monde sans pitié des gladiateurs et des intrigues du pouvoir…

 

Polar historique

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À paraître prochainement

Version brochée (aux éditions du Masque) :

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I

 

Allongé sur le flanc, l’homme paraissait dormir, les yeux clos et un genou replié. Sa tête reposait sur le perron de l’entrée de service d’une imposante maison patricienne, aux épais murs aveugles soigneusement peints, comme on en trouvait seulement dans les quartiers les plus cossus de Rome.

Trois prétoriens, frissonnant sous la rosée glaciale annonciatrice de l’aube, examinaient le cadavre sous l’œil circonspect de l’esclave de la maison, un immense nubien à la peau aussi noire que de l’huile de pierre. À la demande de son maître, il était allé quérir à grands cris le centurion Kaeso Concordianus Licinus.

Ce même Kaeso qui, accroupi sur le sol, détaillait le défunt en silence à la faible lumière de la lampe à huile que brandissait Mustella, son jeune ordonnance.

Io, la femelle léopard qui tenait lieu d’animal de compagnie à l’officier et s’éloignait rarement de son maître, s’approcha pour renifler le corps et feula.

— Du calme, ma belle, la rassura ce dernier de sa belle voix de baryton en lui flattant la croupe.

L’esclave, debout près de la porte, recula instinctivement d’un pas, impressionné par les crocs du fauve.

— Il ne semble pas avoir plus d’une vingtaine d’années, fit remarquer Mustella en approchant encore sa lampe. Du moins, si on ne regarde que son visage… Il laissa échapper un petit sifflement désagréable en désignant les nombreuses cicatrices qui striaient les énormes bras et les cuisses puissantes du défunt.

— Ce n’est pas le genre de trophée que l’on récolte en enfilant des perles, ajouta le troisième soldat. Militaire ou gladiateur, je dirais.

Âgé d’une cinquantaine d’années, brun et trapu, il répondait au surnom peu flatteur de Matticus.

Second en titre de la cohorte commandée par Kaeso Concordianus Licinus, Matticus aurait pu prendre une confortable retraite depuis déjà longtemps, mais n’arrivait pas à se résoudre à lâcher ni son glaive, ni la conviction que l’armée avait besoin d’hommes tels que lui – « des vrais ! » – pour ne pas sombrer dans la décadence douceâtre qui était (jurait-il à qui voulait l’entendre) « ce qui pendait au museau de ce fichu empire dirigé par un bouquet de pâquerettes corrompues et perverties ! » C’est ainsi qu’il considérait la nouvelle classe patricienne dirigeante, pour qui le stoïcisme républicain prêché et glorifié par les générations précédentes n’était plus qu’un vague concept éculé et dépassé.

— Ce genre d’homme ne doit pas être facile à surprendre ou à maîtriser, nota Mustella. Encore moins à entraîner dans une venelle ténébreuse en pleine nuit pour être volé ou assassiné.

— Poignardé à douze reprises au moins, soupira Kaeso d’une voix lugubre en passant une grande main élégante dans ses courts cheveux blonds.

— Et pas proprement, ajouta Matticus avec une grimace en tâtant la bouillie de chair sanglante que laissait apparaître la tunique lacérée. C’est pas des gars du métier qui ont fait ça, Centurion. C’est certain.

— Où est ton maître ? demanda l’officier à l’esclave.

Celui-ci s’inclina obséquieusement et hocha la tête.

— Il préfère rester à l’intérieur, centurion, répondit-il avec un fort accent oriental. Savoir qu’on a retrouvé un cadavre sur le seuil de sa maison l’a fortement incommodé.

Mustella leva les yeux au ciel et, tordant son nez piqué de taches de rousseur, échangea un regard entendu avec Matticus.

— « Incommodé »…, railla ce dernier, trop bas pour que le Nubien puisse entendre. Je t’en ficherai, moi, de l’incommodation… Son jeune compagnon pouffa, mais se mordit la langue pour contenir un sarcasme.

— Je veux le voir, ordonna Kaeso. Maintenant ! Insista-t-il avec rudesse en voyant le serviteur secouer la tête et ouvrir la bouche pour protester.

Io gronda dans sa direction et, comprenant qu’il ne servait à rien de tergiverser, l’esclave disparut aussitôt par la porte, laissant le battant ouvert.

Le grand prétorien en profita pour risquer un coup d’œil indiscret.

L’entrée de service devant laquelle ils se trouvaient donnait directement dans le petit jardin de la riche demeure. Il était illuminé de dizaines de lampions posés au pied de chaque colonne du péristyle qui le bordaient.

Un tel gâchis d’huile dans un endroit désert avait de quoi surprendre. Mais moins, toutefois, que les bouquets de tournesols et de branches de laurier noués d’étoffes vaporeuses et accrochés un peu partout sur les arbres.

Io fit le tour du cadavre pour renifler l’air du jardin et éternua, gênée par le fort parfum d’encens qui flottait.

— C’est quoi, cet endroit bizarre ? s’enquit le jeune officier en désignant du menton les soieries arachnéennes que soulevait la brise nocturne et les coupelles d’encens fumantes. Un bordel de luxe ? Mustella ricana et Kaeso haussa les épaules en retournant précautionneusement le cadavre sur le dos pour pouvoir l’examiner plus à son aise.

— Eh bien…, soupira Matticus en découvrant d’autres coups de couteau dans le dos et les reins.

Maintenant, je sais à quoi devait ressembler le grand Jules après la curée. Tu parles d’une boucherie… Il en faut, de la rage, pour arranger un gars comme ça ! Mustella fit la moue, écœuré, et commença sérieusement à regretter de s’être laissé emporter par un enthousiasme quelque peu morbide en apprenant le méfait.

Lorsque l’esclave s’était présenté à la caserne en pleine nuit pour annoncer qu’un homme avait été assassiné dans « la maison d’Apollon », Mustella, ravi qu’il se passe enfin quelque chose de « vraiment croustillant » sur cette « fichue colline palatine », avait littéralement bondi en direction des quartiers de son chef pour le tirer du lit.

Dans sa soif d’aventure, il avait bien sûr imaginé le pire – mais aussi le plus excitant –, à savoir que le temple d’Apollon, l’un des endroits les plus sacrés de Rome, avait été souillé par un meurtre de sang-froid, mais… non.

« La maison d’Apollon » était en fait une résidence privée sur le Palatin — l’une des plus anciennes, au demeurant.

Kaeso, las de voir les habitants de la petite colline faire appel aux prétoriens impériaux pour un oui ou pour un non, lui avait servi une bordée de jurons en germain, comme seul un Romain charriant dans ses veines une bonne moitié de sang barbare pouvait le faire…

— Une affaire privée, avait rugi le jeune colosse, fût-ce un meurtre sanglant, ne regarde pas la garde prétorienne, mais les vigiles de Rome ! Qu’on aille donc réveiller un centurion de chez eux ! Hélas pour Kaeso et son besoin de sommeil, la maison d’Apollon était mitoyenne de celle de la grande Antonia, fille de Marc-Antoine, belle-sœur de l’empereur Tibère et grand-mère de Caligula… Et ça, ça changeait pas mal de choses car ce qui concernait, de près ou de loin, la sécurité de la famille impériale ou de l’État romain, concernait aussi directement la prestigieuse garde prétorienne.

Prestige dont on aurait certes pu douter à voir l’un de ses officiers les plus réputés dans cette sombre ruelle du Palatin, accroupi près d’un cadavre lardé de coups de couteau et les mains souillées de sang.

— Cette maison n’appartient-elle pas à la veuve de Silanus Varus ? demanda-t-il à ses compagnons.

Pourquoi l’avoir rebaptisée la maison d’Apollon ?

— Parce qu’elle ne lui appartient plus, centurion, l’informa Mustella. D’après ce que j’ai compris, dame Prisca en aurait fait don il y a quelques mois au prêtre d’une secte orientale, ou quelque chose comme ça.

Kaeso laissa échapper un nouveau juron en germain.

— Une secte orientale ? Ici, sur le Palatin ? Encore ? Les cultes exotiques – pour ne pas dire « bizarres » – étaient à la mode depuis quelques années et le phénomène allait s’intensifiant.

— Comme si nous n’avions pas assez de problèmes avec ces maudits eunuques de Cybèle et leurs insupportables piaillements ! ronchonna Matticus.

— Ah ? s’étonna le jeune ordonnance. Moi, je trouve leurs chants plutôt jolis.

Des rires et des bruits de cymbales et de flûtes s’élevèrent soudain d’une maison voisine, et Kaeso essuya ses mains sur un pan de la tunique du cadavre miraculeusement épargné.

— Il n’y a pas que les galles de Cybèle qui paillent sur le Palatin, ce soir, soupira-t-il. Quel boucan !

Mustella leva le sourcil.

— On dirait que ça vient de chez le sénateur Pontius Nigrinus, non ?

— Nigrinus ? s’étonna Matticus. Je le croyais parti en villégiature d’été à Baia, avec sa femme… Kaeso roula des yeux et laissa échapper un ricanement narquois.

Le Palatin, véritable petit village réservé aux classes nanties au sein de la capitale de l’empire, abritait à lui seul plus de demeures patriciennes et de personnages influents que d’échardes sur le dos d’un âne, et était un véritable réservoir à cancans.

Tout le monde se connaissait et savait plus ou moins – ou plutôt, se débrouillait pour savoir via esclaves, serviteurs, régisseurs, amis, affranchis, commerçants, et même parfois devins – ce qui se passait chez le voisin. De préférence d’inavouable ou de particulièrement savoureux, bien entendu.

Et, dans une ville de près d’un million d’âmes (et même un peu plus si l’on comptait les proches faubourgs surpeuplés) où chacun essayait par tous les moyens de se faire une place, ou d’obtenir davantage de pouvoir que son prochain, les scandales ne manquaient pas.

Mustella laissa soudain échapper une exclamation étouffée et ses compagnons levèrent le nez du cadavre.

Tendu comme la corde d’un arc et les yeux écarquillés fixés sur la porte du jardin de la maison, le jeune homme paraissait s’être changé en statue de pierre.

Sa bouche béait à un point tel qu’il tenait du miracle que la moitié des colonies de mouches du Palatin n’aient pas déjà pris leurs aises dans l’agréable et moelleux domicile.

— Quoi ? éructa Matticus.

Pour toute réponse, et sans changer le moins du monde d’expression, l’interpellé pointa lentement le doigt sur le jardin de la maison d’Apollon, qu’il fixait sans sourciller.

Les regards de ses compagnons glissèrent du petit visage de fouine couvert de taches de rousseur, qui lui avait valu son surnom, à son épaule ; suivirent le bras nu jusqu’au poignet et, de là, l’extrémité du long doigt pour se poser finalement sur ce qui l’avait plongé dans la stupéfaction la plus extrême.

Au début, Kaeso crut que ses yeux lui jouaient un vilain tour. Ou alors, cette maison portait excessivement bien son nouveau nom… Un éphèbe avançait vers les trois prétoriens au milieu du jardin comme s’il flottait au-dessus du sol, nimbé d’un halo de lumière dorée qui paraissait jaillir de sa blonde chevelure bouclée, retenue sur son épaule par un ruban lâche.

Chaque détail de son corps mince et gracieux se devinait aisément sous sa longue robe immaculée, ample et vaporeuse, dont l’artistique drapé soulignait les courbes adolescentes jusqu’à l’indécence.

— Fils de Létô, pardonne à tes fidèles…, murmura Mustella, saisi d’une crainte révérencieuse.

En dépit des apparences, cependant – et de l’entrée en scène théâtralement orchestrée –, ce n’était pas Apollon en personne qui se dirigeait vers les trois soldats, loin s’en fallait, mais un tout jeune homme de taille moyenne et à la silhouette un peu trop féminine.

Son visage n’avait rien à envier au reste de sa personne et, certaines statues grecques exceptées, il aurait été difficile de trouver traits plus parfaits.

L’esclave qui était venu rameuter la garde prétorienne du Palatin marchait derrière son maître, une lampe à la main, et la tenait de telle façon qu’on avait l’impression que la chevelure du garçon irradiait littéralement.

Io grogna et Matticus lui gratouilla la tête. Il fit vibrer ses lèvres, méprisant, en considérant le déhanché efféminé du nouveau venu et échangea un regard circonspect avec Kaeso.

— Il n’a pas de grec que le nez, celui-là, c’est moi qui te le dis…, marmonna-t-il.

Son centurion fronça les sourcils. Que signifiait cette mascarade ? L’adolescent s’arrêta sur le pas de la porte du jardin, immobile dans le cercle de lumière de la lampe que tenait son serviteur.

Les grands yeux gris étaient le siège d’un abattement indescriptible, les lèvres boudeuses tremblaient et le visage délicat se contractait sous l’assaut des larmes, qu’il n’arrivait pas à empêcher de couler.

Bien que le seuil du perron fût surélevé de cinq bons pouces par rapport aux pavés de la ruelle, l’éphèbe dut rejeter la tête en arrière pour pouvoir regarder en face le grand prétorien qui avait exigé sa présence.

Les insolites prunelles bleu pâle cerclées de noir de l’officier parurent le décontenancer, mais il se reprit vite.

— On a souillé ma maison…, murmura-t-il d’une voix à peine audible. On a souillé le temple du dieu…

— Tu le connaissais ? demanda Kaeso.

Le garçon baissa le regard vers le cadavre, que son esclave éclairait à présent, et laissa échapper un cri strident… avant de tomber évanoui dans les bras de son serviteur, qui en laissa échapper sa lampe, manquant de peu d’éclabousser Kaeso d’huile brûlante.

— Maître ! Maître !

Le Nubien lança au grand prétorien un regard affolé et ce dernier agita la main, profondément agacé.

— Ça va, emmène-le et dis-lui que je reviendrai le voir demain.

L’esclave se confondit en remerciements et révérences obséquieuses, comme seul un Oriental pouvait le faire, et s’éloigna.

La femelle léopard s’assit près du corps ensanglanté et dévisagea son maître avec une expression d’étonnement presque humaine.

— Qu’est-ce que c’est que cette maison de fous ? siffla Matticus entre ses dents en regardant le colosse d’ébène disparaître avec son étrange fardeau.

Mustella haussa les épaules et Kaeso poussa un soupir déchirant en flattant la croupe de sa compagne.

Il ne savait pas pourquoi, mais, de la même façon que l’on peut sentir venir un orage par une chaude journée d’été, il sentait venir les ennuis. De gros ennuis…

***

Le lit de Kaeso fut agité d’une violente secousse.

Encore un tremblement de terre ? C’était le deuxième depuis son arrivée à Pompéi ! Le jeune prétorien se réveilla en sursaut, haletant, prêt à se précipiter dans la cour de la caserne pour se mettre à l’abri d’un éventuel effondrement, mais vit sa jeune cousine au-dessus de lui qui le secouait comme un tapis sur le rebord d’une fenêtre.

— C’est vrai, ce que dit Mustella ? le pressat — elle, à demi couchée en travers de son torse. Tu l’as vu ? Raconte-moi, Kaeso ! De quoi a-t-il l’air ? Celui-ci immobilisa ses bras frêles d’une seule de ses grandes mains en lui attrapant les poignets et vissa ses yeux bleu clair à ceux de la jeune femme, d’un marron vert presque doré, comme de jeunes noisettes.

— Concordia…, maugréa-t-il en s’asseyant sur sa couche, le cœur battant.

De sa main libre, il se frotta le visage baigné de sueur, sur les joues duquel commençait à percer une barbe blonde, et essaya d’émerger du sommeil agité dans lequel il avait sombré après avoir ramené à la caserne le corps retrouvé dans la ruelle.

Respirer calmement.

Inspirer.

Expirer.

Et, surtout, se reprendre ! Il s’appelait Kaeso Concordianus Licinus, centurion de cohorte de la garde prétorienne et directement sous les ordres de l’empereur Tibère. Il n’était plus à Pompéi (note : Voir Les Mystères de Pompéi, Éditions du Masque) depuis des mois, avait ses quartiers à Rome, dans l’une des maisons de la famille impériale, sur le Palatin, et il n’y avait aucun tremblement de terre. Son souci le plus urgent était un meurtre perpétré durant la nuit et…

— Alors ? Insista Concordia en se tortillant pour se libérer. Raconte ! … et il allait y en avoir un second si elle ne lui fichait pas la paix dans la minute !

— Que fais-tu dans ma chambre, Concordia ? demanda-t-il en détachant lentement ses syllabes, menaçant.

Elle lui répondit par un regard désarmant.

— Mustella a dit que vous aviez vu Apollonius ! s’écria-t-elle, comme si c’était une évidence.

Il la lâcha et quitta son lit en agitant un doigt accusateur devant la truffe d’Io, qui somnolait tranquillement sur la descente de lit.

— C’est comme ça que tu protèges ton maître, toi ? Gronda-t-il. En laissant entrer n’importe qui ? Le léopard lui répondit par un bâillement las.

— Kaeso ! Vas-tu enfin me dire de quoi il a l’air, oui ou non ?

— C’est Mustella qui t’a laissé passer ? Il enfila rapidement une tunique et se tourna vers la jeune femme.

— Dommage…, nota-t-elle avec un sourire mutin en voyant le tissu recouvrir la nudité de son cousin.

Nonchalamment affalée sur le lit de ce dernier, elle gratouillait distraitement la tête du léopard en détaillant son maître d’un regard gourmand, admirant la façon dont les muscles jouaient sous la peau hâlée de ses cuisses et de ses avant-bras.

Comme toujours, elle était ravissante. Son corps de liane était drapé dans une robe légère de lin égyptien, du même bleu pâle que les rubans qui retenaient ses tresses aile de corbeau artistiquement nouées en un chignon élégant. Du même bleu aussi que le châle de soie qui y était fixé.

Kaeso dut faire un effort considérable pour détacher son regard des petits seins fermes qu’il voyait pointer sous la délicate étoffe qui les recouvrait.

Il se détourna avec un soupir déchirant.

— Concordia… tu es dans une caserne remplie de militaires, lui rappela-t-il en tirant les rideaux de la petite fenêtre qui donnait sur la cour carrée de la caserne en question. Pas dans le triclinium de la villa de ton père.

Le soleil de midi et une odeur de terre battue surchauffée par celui-ci pénétrèrent dans la pièce, se mêlant à celles, animales et pourtant plaisamment musquées, du fauve et de son maître.

— Tu ne m’as toujours pas répondu au sujet d’Apollonius, rétorqua Concordia, les narines palpitantes, en lui coulant un regard en biais entre ses longs cils noirs.

Kaeso s’assit sur son coffre à vêtements, le seul meuble que comptait la spartiate petite chambre

— à l’exception d’une table basse, sur laquelle était posée une lampe éteinte.

— Je ne sais pas qui est Apollonius, Concordia.

Elle leva les bras au ciel.

— L’oracle d’Apollon dont tout Rome parle, bien sûr ! Celui à qui cette pintade de Prisca Saturnia a fait don de la demeure de son défunt époux ! Le maître du géant noir, que l’on voit partout sur le Palatin depuis quelques jours ! Ouh, ouh ! Le cadavre que ta mère est en train d’examiner. La maison d’Apollon. Tu te souviens ? Elle agita la main devant son visage et il grimaça.

— Parce qu’en plus, il se fait appeler Apollonius ? Tu en sais donc plus que moi, tu vois.

Il voulut se lever, mais la jeune femme bondit de son lit pour se mettre en travers de son chemin.

— Mustella dit qu’il est beau comme le soleil, c’est vrai ? Insista-t-elle, les yeux brillants.

Kaeso se frotta mollement le menton en bâillant.

— « Beau comme le soleil » n’est pas la première épithète qui me vient à l’esprit en parlant d’un homme, tu m’excuseras, persifla-t-il en écartant doucement – mais fermement – la jeune femme. Sur ce, je dois aller prendre un bain et me raser ! Viens, Io ! Io ? Les jeunes gens tournèrent la tête en tout sens à la recherche du léopard qui, à la mention du mot « bain », avait discrètement rampé sous le sommier.

Concordia pouffa.

— Io ! Tempêta le prétorien. Aux talons ! Tout de suite ! Un feulement craintif lui répondit et il s’agenouilla sur le sol pour regarder sous le lit.

Deux billes vertes brillaient dans l’obscurité.

— Io ! Sors de là ! Ordonna-t-il en essayant de tirer le léopard de force par le collier, au grand amusement de Concordia. Allez, cesse de faire des manières ! Une lutte sans merci s’engagea et la jeune femme dut bientôt se tenir les côtes tant elle riait.

— Aide-moi au lieu de ricaner ! la rabroua son cousin. Aïe ! Io ! Il s’assit sur les sobres mosaïques en se frottant le dos de sa main et sa cousine vint s’accroupir à ses côtés.

— Io ? Appela-t-elle en se penchant pour plonger son regard dans celui du félin, toujours à l’abri du sommier. Pas de bain… pas de viande ! chantonnat — elle avec une mimique menaçante en secouant la tête. Non, non.

Un couinement pathétique monta de sous le lit et une tête tachetée ne tarda pas à en émerger.

— Saleté ! S’emporta le jeune centurion en l’attrapant par la peau du cou pour lui mettre sa main blessée sous le museau, faisant japper le fauve.

Regarde ce que tu as fait ! Avec un regard coupable débordant d’humanité, le léopard voulut lécher la plaie de son maître, mais celui-ci ne lui en laissa pas l’occasion et la tira sans douceur vers la porte, suivi par les railleries de Concordia.

***

— Pas de doute, quelqu’un s’est acharné sur ce pauvre garçon… Pas moins de dix-sept coups de couteau.

Hildr rabattit le drap sur le cadavre qu’elle venait d’examiner – ou peut-être serait-il plus adéquat de dire « de disséquer » – et son esclave personnel rinça ses instruments de chirurgie avant de les envelopper dans un linge propre.

Matticus, qui observait la scène depuis la porte de la petite infirmerie aux murs aveugles, ne put contenir un frisson. Et l’âcre odeur de sang qui empuantissait l’air en était certainement moins responsable que celle qui en avait les mains couvertes.

Hildr était le genre de femme pouvant facilement impressionner quiconque, mains ensanglantées ou pas.

Par sa haute taille, pour commencer, puisqu’elle dépassait ses semblables – et la plupart des hommes également – de plusieurs pouces. Mais aussi par une assurance teintée de réserve et une détermination inébranlable qui se lisaient dès que l’on croisait les feux pâles de ses yeux trop bleus, dont avait hérité son fils Kaeso. Des prunelles qui paraissaient pouvoir vous transpercer de part en part pour fouiller les tréfonds bourbeux de vos secrets les plus inavouables.

À cinquante ans passés, ses longs cheveux blonds de « barbare germaine » commençaient à peine à se strier de gris et sa silhouette féline et élancée en aurait remontré à plus d’une jeune femme ayant la moitié de son âge. Tout comme son visage, qui entrait rarement en contact avec les fards dont les Romaines adoraient se « plâtrer ».

La beauté de Hildr était de celles qui ne nécessitaient nul artifice pour se faire remarquer. Sa peau blanche, ses lèvres pulpeuses et ses traits volontaires, peut-être un rien masculins au goût de certains, suffisaient à attirer tous les regards.

Quant à ses convictions, ses dieux ou à sa façon d’appréhender le monde, ils n’avaient rien de latin ni même de purement « germanique » car elle était bructère, de ceux qui avaient infligé les pires défaites aux envahisseurs romains.

Ces mêmes Bructères, bien connus pour leur sauvagerie et qui, contrairement à leurs frères de race, étaient menés au combat non par leurs chefs de tribu, mais par leurs reines et prophétesses.

Hildr avait été l’une d’entre elles avant de devenir la prise de guerre, puis l’esclave de Drusus, le frère de l’empereur Tibère César. La prophétesse de son clan. Une princesse bructère belle et sauvage comme un jeune fauve. Et autrement plus brillante que les nobles Romaines qui l’avaient toujours traitée avec mépris et condescendance.

Ni son statut parmi les siens, ni ses connaissances occultes, ni le rang élevé de son défunt époux, Marcus Concordianus Licinus, le père de Kaeso

— qui l’avait achetée à Drusus, affranchie puis épousée

— n’avaient jamais pu briser le mur de mépris qui isolait Hildr du monde soi-disant si « raffiné » et si « ouvert » des enfants de la louve.

— Maîtresse ? Maîtresse Hildr ! Celle-ci, tirée brutalement de ses pensées, se tourna vers l’homme qui était son esclave personnel depuis plus de trente ans.

Il s’apprêtait à nouer une bande de gaze autour de la tête du cadavre pour éviter que sa bouche ne bâille et ne se transforme « en abreuvoir à mouches », comme disait Matticus avec son tact habituel.

— Qu’y a-t-il, Acarius ?

— Il y a quelque chose. Là, sous sa langue.

Hildr approcha sa lampe à huile de la tête du défunt et se pencha sur son visage, dont son serviteur maintenait à présent les mâchoires grandes ouvertes.

— On dirait…, commença-t-elle en glissant un doigt sous la langue.

Elle sortit un petit objet rond de la bouche béante avec un bruit gluant et le présenta à la lueur de la flamme.

Acarius laissa échapper une exclamation de surprise et Matticus, intrigué, s’approcha de la table sur laquelle gisait le cadavre.

— Un denier d’argent ? s’étonna le prétorien.

Qu’est-ce que c’est que cette blague ? Hildr fit sauter la pièce dans sa main, incrédule.

— Quel genre d’assassin prendrait la peine de glisser l’obole à Charon dans la bouche de sa victime ?

Acarius chassa une mèche de cheveux gris de son large front et haussa les épaules.

— Un homme très croyant ?

— Ou superstitieux, dame Hildr, ajouta Matticus, tout aussi interloqué. Ouais, foutument superstitieux… Ils échangèrent tous trois des regards étonnés qui convergèrent vers le visage du cadavre, étendu exsangue sur le drap blanc qui serait son dernier

***

Après un dernier rinçage, Kaeso lâcha Io, qui bondit hors du bassin d’eau brûlante en secouant son pelage tacheté.

Nullement disposé à subir le brossage, supplice ultime qui suivait généralement de près celui du bain, le fauve quitta les thermes de la petite caserne avec une telle hâte qu’il dérapa sur les mosaïques humides, faisant se tordre de rire Mustella.

— Ça, c’est de l’épouvante ! Railla-t-il en finissant d’aiguiser soigneusement un rasoir de bronze.

La vapeur d’eau détrempait sa tunique, qui lui collait désagréablement au corps, et il tira sur son vêtement dans l’espoir de faire passer un peu d’air entre le tissu poisseux et sa peau moite.

Kaeso, lui, émergea nu du bassin brûlant et se sécha énergiquement sous le regard envieux de son jeune ordonnance.

Pourquoi certains reçoivent-ils tant des dieux et d’autres si peu ? se demandait-il souvent en considérant la haute taille et les traits sculpturaux du jeune centurion.

N’aurait-il pas été plus juste de partager les grâces et les qualités équitablement ? Pourquoi un sang-mêlé de barbare athée avait-il hérité de cette chevelure dorée, de ce visage taillé à la serpe et de ce corps d’athlète grec qui faisait se retourner toutes les femmes sur son passage, alors que lui, issu de l’une des familles romaines les plus anciennes et les plus pieuses, devait se contenter d’horribles cheveux roux, d’un visage poupin couvert de taches de rousseur et d’une allure dégingandée ?

« L’Achille aux yeux bleus. » Voilà comment les dames du Palatin surnommaient le grand prétorien.

La belle affaire ! Avec un physique pareil, lui aussi pourrait séduire une cohorte de femmes ! Enfin… surtout une femme. La seule qui comptait réellement à ses yeux et pour laquelle il aurait été prêt à affronter une légion de Germains si elle le lui demandait.

Concordia. La belle dame Concordia… Ah ! Que ne donnerait-il pour recevoir ne serait-ce qu’un centième de l’attention qu’elle accordait à son cousin – qui paraissait d’ailleurs s’en moquer comme d’une guigne ! Non, vraiment, les dieux étaient parfois injustes !

— Tu attends que le rasoir fasse le travail tout seul ? Mustella tressaillit si fort qu’il manqua de peu d’entailler la joue de Kaeso qui, assis sur l’un des lits de massage, lui présentait son visage, confiant.

— Pardon, centurion ! s’excusa l’ordonnance en rougissant furieusement. Je… J’étais perdu dans mes pensées.

— Plutôt agréables si j’en juge par ton air extatique, persifla le grand prétorien. Une jolie fille en vue à entraîner avec toi dans le terrier, Mustella ? Celui-ci fit la moue et saisit le menton volontaire avec un peu plus de force que nécessaire pour commencer à le raser.

— Mhhh… Je doute qu’elle accepte ce genre de débordement, centurion, fit-il d’une voix qui, malgré tous ses efforts, résonnait d’accents acerbes.

— Mariée ? s’enquit Kaeso avec un clin d’œil complice.

— Disons plutôt qu’elle préfère les fauves aux furets, centurion…

***

À peine Concordia avait-elle posé un pied dans la maison de son père que Ludius, un jeune milicien aveugle qui avait fait partie des milices de Kaeso à Pompéi et qu’elle avait ramené avec elle à Rome, lui tombait dessus pour l’entraîner précipitamment vers l’une des petites pièces attenantes au vestibule, à l’abri des oreilles et des regards indiscrets.

— Que se passe-t-il, Ludius ? chuchota la jeune femme. Pourquoi toutes ces précautions ? L’aveugle joignit les mains dans un geste de désespoir rageur.

— Elle en a trouvé un autre, ça y est ! Laissa-t-il tomber comme si ces quelques mots pouvaient résumer tout un drame à eux seuls.

Concordia laissa échapper une plainte déchirante.

— C’est pas vrai ! Elle ne renoncera donc jamais ! Gémit-elle. Qui ?

— Un fils d’ancien consul ! Un certain Scribonius Capito.

— Quoi ? s’écria la jeune femme, outrée. Capito ? Ce nab…

— Chut ! Le coupa Ludius en lui mettant la main sur la bouche. Il est là !

— Où ?

— Dans le bureau de ton père ! Concordia se laissa tomber sur le petit divan qui trônait au milieu de la pièce et tordit les mains en se creusant les méninges.

Ce n’était que le deuxième « prétendant » de l’année, mais, depuis le temps qu’elle éconduisait les « nobles soupirants » trouvés par sa mère Marcia – le premier lui avait été présenté quatorze ans plus tôt –, elle commençait à être à court d’idées pour les décourager.

Elle avait tout fait : jouer les fillettes immatures, les dépensières invétérées, les allergiques irrécupérables, les érotomanes maladives, les sottes sans aucune éducation, les petites pestes trop gâtées et même, une fois, l’ancienne esclave adoptée trouvée dans un bordel alexandrin.

Tout. Vraiment tout.

Et, malgré cela, sa mère trouvait encore le moyen de dénicher des hommes prêts à se confronter à sa fille. Celle dont la propre famille disait « le jour où Concordia se mariera ! » comme d’autres diraient « aux calendes grecques ! » Celle aussi qui n’aurait accepté de dire « oui » qu’à un homme, le seul dont sa mère ne voulait pas entendre parler : son cousin Kaeso Concordianus Licinus ! Mais pourquoi Marcia ne voulait-elle pas de Kaeso ? D’une part, parce qu’il n’était pour elle qu’un sang-mêlé, fruit du mariage inexplicable de son défunt frère bien-aimé avec une barbare bructère

— une ancienne esclave, qui pis est ! Et d’autre part (et c’était là sans doute la pire des choses à ses yeux) : Kaeso n’était pas de rang sénatorial, comme son noble époux, mais de simple rang équestre.

Comme toute sa famille à elle, cela dit, mais ce détail, mieux valait éviter de le lui rappeler si l’on se trouvait à portée de gifle.

Marcia n’était, en effet, que la fille d’un modeste centurion de cohorte prétorienne – comme Kaeso –, disait-elle, d’épouser l’héritier d’une ancienne famille sénatoriale. Et ce rang prestigieux, elle était bien décidée à le garder coûte que coûte.

Hélas pour ses ambitions, et ses projets d’alliance avec les plus influentes familles romaines, du jour où Concordia avait appris à marcher, Kaeso était devenu pour elle le gibier favori derrière lequel cavaler. Cela au grand amusement de son noble sénateur de père, ce qui finit de désespérer la pauvre femme.

— Ah ! Tu seras heureux, lorsque ta fille devra coudre deux bandes pourpres sur la tunique de ton petit-fils ![1]

— Et que portaient tes propres père et frère, dis-moi ? raillait alors son époux avec humour.

Marcia savait – même si elle ne l’aurait jamais admis – que si le noble sénateur Octavianus Torquatus l’avait épousée, elle, plutôt que l’une des pimpantes patriciennes au noble patronyme dont regorgeait l’empire, c’était en raison de l’admiration qu’il avait toujours eue pour son frère Licinus, le père de Kaeso, et de sa volonté de créer des liens familiaux entre eux.

La discussion se terminait donc invariablement par un repli stratégique de Marcia, qui boudait pendant un jour ou deux. Temps durant lequel Concordia passait les meilleurs moments qui soient avec son père.

Tous croyaient qu’Octavianus Torquatus était un vieil homme à demi sénile qui se laissait mener par le bout du nez par sa fille excentrique ; mais ils se trompaient. Le brave homme adorait simplement son enfant comme seul un homme devenu enfin père à plus de quarante ans peut adorer sa fille unique.

Homme politique aussi discret qu’efficace et ayant toujours réussi à passer entre les mailles du filet de chaque scandale, affaire louche ou malversation auxquels on avait essayé de le mêler, il admirait l’audace de Concordia, sa ténacité et son incroyable joie de vivre. En fait, c’était à se demander de qui la jeune femme tenait son caractère car jamais père et fille n’avaient été si différents.

Et Octavianus Torquatus l’en aimait d’autant plus. Jamais il n’obligerait sa fille unique, son plus cher trésor, à épouser un homme qu’elle n’estimait pas digne d’elle, pour ça non ! Mais cela, Marcia et Concordia l’ignoraient.

En revanche, contraindre l’homme qui avait ravi le cœur de sa fille à l’épouser, quitte pour cela à lui mettre lui-même le couteau sous la gorge… Ça, c’était quelque chose que le vieux sénateur, tout placide qu’il fût, était capable de faire pour sa fille.

Et son cher neveu Kaeso mettait décidément trop de temps à se décider.

Oui. Beaucoup trop…

***

— Un denier d’argent, oui, répéta Hildr en passant un baume à l’odeur mentholée sur la griffure que son fils avait à la main. Tu as vu ce que tu as fait ? Gronda-t-elle Io, qui s’aplatit sur le sol de l’infirmerie avec un couinement pathétique. Vilaine fille !

Elle tendit à Kaeso la petite pièce de monnaie, qu’il fit sauter dans sa paume en essayant de trouver une explication raisonnable à sa présence dans la bouche du défunt.

— Ce jeune homme était visiblement un gladiateur, Wotan, ajouta Hildr. Ses muscles et ses cicatrices le prouvent.

— Kaeso, mère, la reprit-il gentiment comme il le faisait chaque fois que sa mère employait son nom germain. Mon père m’a appelé Kaeso.

— Et moi, qui t’ai mis au monde, je t’ai nommé Wotan, rétorqua-t-elle avec un clin d’œil.

— Un combat privé à l’occasion d’un banquet qui aurait mal tourné ? proposa Matticus.

— « Mal tourné » au point d’avoir été lardé par son adversaire de dix-sept coups de couteau sans que personne n’arrête le combat ? Non. Non, non, aucune chance. Acheter et former un gladiateur coûte une fortune. On ne laisse pas échapper ainsi un tel investissement.

— Peut-être une admiratrice particulièrement zélée ?

— Qui l’aurait tué ? s’esclaffa le jeune centurion.

— Non ! Bien sûr que non ! Qui lui aurait juste mis ça dans le bec ! Après.

Kaeso fronça le sourcil et une petite flamme étincela un court instant dans ses yeux bleus.

— Pourquoi pas…, murmura-t-il, perdu dans ses pensées.

— Tu le sais bien, centurion : les gladiateurs ont toujours un bataillon de femmes qui…

— Non, je veux dire : tu as peut-être raison en sous-entendant que ce n’est pas forcément son agresseur qui lui a mis ce denier dans la bouche.

— Mustella ! Mustella ? Appela-t-il. Où est-il passé ?

— Je ne sais pas, centurion, il éta…

— Oui, centurion ? le coupa le jeune ordonnance en pénétrant dans l’infirmerie à son tour. Tu m’as appelé ?

— Mustella, sais-tu si l’esclave qui est venu rameuter la garde cette nuit a touché le cadavre, s’il l’a déplacé ou manipulé de quelque façon que ce soit ? Le garçon écarquilla les yeux et haussa les épaules.

— Je l’ignore, centurion. Je ne lui ai pas posé la question.

Matticus hocha la tête.

— Je vois où tu veux en venir, centurion. Si cet esclave est aussi illuminé et superstitieux que son maître, ça ne m’étonnerait pas du tout de lui, un geste pareil ! Kaeso se leva, lissa le bas de sa tunique blanche et ajusta son plastron noir, orné du scorpion prétorien.

— Allons lui demander, Mustella ! Lança-t-il en coinçant son casque à crête transversale sous son bras. Io ! Aux talons ! Il sortit, le léopard marchant dans ses pas, suivi de son ordonnance.

Hildr, sur le seuil, ne quitta pas du regard la silhouette élégante et élancée de son fils avant qu’il ne disparaisse au détour de l’une des colonnes du péristyle qui ceinturait la petite cour de la caserne.

« Par tous les dieux, Wotan, ce que tu peux parfois ressembler à ton père… »

 

 

 

II

 

 

— Dans trois jours ! pleurnicha l’homme en toge en essuyant le sang qui coulait de son nez brisé. Vous aurez le reste de l’argent dans trois jours, je vous en donne ma parole !

À genoux dans l’ombre du porche enténébré d’une venelle, toute dignité enfuie, le vieux sénateur implorait ses trois bourreaux en priant silencieusement que quelqu’un vienne à passer par là et intervienne.

Mais qui serait assez fou pour sortir au plus fort de la chaleur de l’après-midi ?

Les rues étaient désertes et, même s’il en avait été autrement, nul n’aurait eu envie de se faufiler sans y être contraint dans les ruelles sales empestant l’urine qui bordaient le cirque Maximus.

— Tu as déjà eu quatre jours de plus que ce qui était convenu, Publius ! persifla l’homme au bec-de-lièvre qui lui avait brisé le nez. Alors, maintenant, crache ce que tu dois !

Son compagnon, un butor râblé aux biceps volumineux ceints de bracelets outrageusement voyants et vêtu de braies, ricana, dévoilant ses dents gâtées.

— Faut pas faire de paris si t’as pas l’intention de les honorer ! cracha-t-il avec un accent gaulois à couper au couteau. Pas vrai, Marcus ?

L’homme qu’il venait d’apostropher se tenait nonchalamment appuyé au mur aveugle de l’une des deux maisons qui s’élevaient de chaque côté de la venelle.

Racé, élancé, vêtu avec simplicité et d’une propreté irréprochable, il paraissait presque sortir d’un banquet mondain et s’être perdu là par hasard.

« Presque » seulement car, dans ses pénétrantes prunelles émeraude rivées sur le mont Palatin, qui surplombait le quartier du grand cirque, luisait la même flamme véhémente et sauvage que dans celles de ses comparses.

S’il avait eu le pouvoir de faire flamber la colline tout entière d’un simple regard, il l’aurait fait sans l’ombre d’une hésitation.

Cette colline maudite sur laquelle se trouvait celui qui avait été son égal et à qui il devait sa chute et celle de toute sa famille : le prétorien Kaeso Concordianus Licinus. Puisse-t-il pourrir dans la poix des enfers, lui, sa bestiole puante et sa chienne de mère !

— Trois jours…, supplia encore le vieux sénateur. Seulement trois jours de plus et je vous apporterai quatre mille sesterces à l’aube, ici même !

L’homme aux allures de jeune noble athlétique se retourna comme à regret et fit quelques pas vers sa victime, qui le considéra avec un mélange de fascination, d’étonnement et d’effroi.

Marcus était jeune, une trentaine d’années tout au plus, et d’une beauté rare. Mais ce qui attirait l’attention au premier abord était sa chevelure grise, si incongrue chez un homme de cet âge.

Souriant de la terreur du vieillard, il le souleva par le devant de sa tunique.

— C’est huit mille, sénateur Publius. Et avant le coucher du soleil. Pas dans trois jours.

— Marcus Gallus Rufus… Je fais appel à ta clémence ! Au noble nom qui est le tien et aux mânes de ton noble pèr… Ah !

Une atroce sensation de brûlure lui coupa le souffle et il baissa les yeux vers son ventre, incrédule. Un poignard y était enfoncé jusqu’à la garde, autour de laquelle se contractaient les doigts vigoureux de Marcus Rufus.

— Laisse les mânes de mes défunts en paix, misérable porc ! gronda celui-ci tout contre son visage.

Il tourna sadiquement l’arme dans le ventre de sa victime, comme s’il voulait enrouler les boyaux autour de la lame, et le sénateur cracha un jet de bile sanglante.

— M… Marcus…, bredouilla le garçon au bec-de-lièvre lorsque le vieillard s’écroula à ses pieds. Que… qu’est-ce que tu as fait ?

L’ancien prétorien essuya sa lame sur la toge de sa victime sans même sourciller.

— Il n’aurait jamais payé, de toute façon, laissa-t-il tomber d’un ton aussi glacial qu’indifférent.

— Mais c’est… C’est un sénateur ! Tu… Par les couillons d’Hercule, Marcus ! Tu viens de trouer un sénateur !

Marcus Gallus rangea son arme à sa ceinture, ajusta soigneusement sa tunique et se dirigea calmement vers l’une des extrémités de la ruelle.

— Et vous comptez rester là à attendre sagement les vigiles ? demanda-t-il encore sans se retourner.

Ses deux compagnons le rejoignirent, se marchant presque dessus dans leur hâte de s’éloigner du cadavre.

 

*

 

Kaeso, suivi de Mustella et d’Io, revint à la caserne en fin d’après-midi quelque peu contrarié car, lorsqu’il s’était présenté à la maison d’Apollon pour interroger le maître des lieux, il avait trouvé porte close.

L’intendant d’une résidence voisine, un homme jovial et bavard, leur apprit que ses occupants ne reviendraient pas avant plusieurs heures.

— Et sais-tu où ils sont allés ?

— L’esclave noir m’a demandé à l’aube quelle était la route la plus sûre pour se rendre au port d’Ostie, centurion.

— Ostie ? s’était écrié Mustella. Ils sont donc partis ?

Le portier avait secoué la tête en mordant dans le jeune oignon blanc qu’il était en train de déguster avec un morceau de pain sur son perron.

— Non ! Je dirais qu’ils sont allés chercher quelque chose, plutôt.

— Que veux-tu dire ?

— Bah ! Le grand noir conduisait un chariot vide et son maître suivait derrière en litière.

— En litière ? Jusqu’à Ostie ?

L’homme leva le nez de son oignon un moment et fronça les sourcils.

— Ouais, centurion ! Trois cents stades de distance aller-retour [5]… je souhaite bien du plaisir aux porteurs, tiens ! D’ailleurs, sa litière, c’est la seule chose qu’on ait vu de lui depuis qu’il est arrivé.

C’est pas normal qu’un type se cache comme ça, non ?

Kaeso préféra ne pas répondre et s’éloigna à grandes enjambées énergiques après avoir remercié l’homme pour ces renseignements.

— Tu devrais y regarder de plus près, centurion ! cria celui-ci bien après qu’il eut tourné les talons. Moi, je dis qu’il y a du louche, dans cette maison ! Et du pas très propre ! Ouais… Parole de Mopsus !

Kaeso et Mustella étaient donc revenus à la caserne, bredouilles et suant comme des fruits blets sous leur cuirasse en raison de la canicule qui s’abattait sur la ville durant la journée.

— Ma mère est-elle rentrée chez elle ? demanda le grand prétorien à Matticus, qui astiquait son petit bouclier rond dans le vestibule.

— Oui, mais une autre dame t’attend, centurion, annonça-t-il avec une grimace.

— Une dame ?

Le soldat acquiesça.

— Dame Marcia.

— Ma tante ? s’écria Kaeso, atterré. Ici ?

— Elle patiente dans le réfectoire avec sa suivante, centurion, poursuivit Matticus, faisant blêmir son officier.

— Tu as mis ma tante Marcia dans… dans le réfectoire de la caserne ? répéta le jeune prétorien en détachant ses mots, pour être sûr qu’il avait bien entendu. J’espère que tu plaisantes !

— Crois-moi, centurion, il s’agissait du seul endroit assez frais pour refroidir la rage qui lui sort par les oreilles ! Elle est arrivée ici comme une furie en demandant où tu étais.

— T’a-t-elle au moins dit ce qu’elle voulait ?

— Non. Juste qu’elle ne bougerait pas avant d’avoir parlé au fils de son frère.

Kaeso tiqua.

— Ce sont ses mots ?

— Ses mots exacts, centurion.

— Aïe…

Lorsque Marcia parlait de lui en disant « le fils de mon frère » ou « le rejeton de Hildr », plutôt que « mon neveu », comme pour mettre le plus de distance possible entre elle et le jeune homme, c’est qu’elle était vraiment en colère. Et quand elle en venait à l’appeler par son nom barbare, comme elle disait, à savoir « Wotan », c’est que le torchon avait brûlé par les deux bouts et que l’explosion était imminente.

Résigné, il confia donc à Mustella son casque et Io, dont les deux vices incorrigibles étaient les mollets des courriers impériaux et l’ample fessier de tante Marcia.

Il essuya la sueur de son visage d’un revers de la main et traversa la cour carrée pour se rendre au réfectoire du petit avant-poste.

Une seule raison pouvait contraindre une femme aussi guindée et prétentieuse que sa tante à lui rendre visite à lui ou à sa mère, à plus forte raison dans un endroit pareil : Concordia.

Qu’est-ce que sa virevoltante cousine avait donc fait ou dit qui puisse, une fois de plus, leur valoir les foudres de son arriviste de mère ?

Contrairement au reste de la famille, Marcia en tête, Concordia vouait une affection indéfectible à Hildr et à Kaeso. En partie parce que, comme ses riches amies, la jeune femme avait toujours été attirée par l’exotisme et l’étrangeté. Mais aussi, et surtout, parce que l’énigmatique Germaine avait été pour la fillette une mère bien plus aimante et présente que l’insupportable pompeuse qui l’avait mise au monde et cela, la fière Marcia n’avait jamais pu le digérer.

Lorsque Kaeso pénétra dans le réfectoire, où flottait encore le léger relent du repas de midi, Marcia ne tenait plus en place.

Oubliant ses manières apprêtées, la réserve exigée par « son rang » ou le temps qu’il avait fallu à sa suivante pour ajuster les complexes drapés de sa robe et de son châle émeraude, qui pendait guingois sur sa tête, elle marchait de long en large entre les bancs de bois en prenant à témoin la pauvre esclave, qui n’osait même plus relever la tête.

Dans sa jeunesse, Marcia avait été une femme d’une beauté rare, dont on pouvait encore deviner les vestiges sous une épaisse couche de maquillage : l’arrondi d’une pommette jadis haute et satinée ; la soie d’une paupière autrefois frangée de longs cils de jais ; une bouche naguère sensuelle et souriante… Des souvenirs d’une splendeur passée. Des reliquats de séduction. Des restes de charme de moins en moins perceptibles car, chaque jour, un peu plus aigris par des envies de grandeur qui la dévoraient de l’intérieur.

— Porte-toi bien, ma tante, salua Kaeso. Je suis heureux de te voir.

Celle-ci se tourna brusquement vers lui. Les mèches décolorées, et artificiellement frisées, qui pendaient de chaque côté de son visage (la dernière mode en vogue à Rome) rebondirent et se tortillèrent comme des serpents que l’on aurait attrapés par la queue.

— Wotan ! gronda-t-elle, les poings serrés, sans même répondre à son salut.

Aïe…, pensa le jeune officier avec une grimace.

— Oui, ma tante ? répondit l’interpellé avec un sourire qui tenait plus du rictus d’un squelette que de la bienveillance d’un neveu aimant.

— Tu as donc décidé de ruiner définitivement la réputation de notre famille, ça y est ?

Kaeso laissa échapper un soupir las en entendant ces mots. Toujours les mêmes, encore et encore. Comme chaque fois que Concordia faisait enrager sa mère…

« C’est reparti pour la grande scène du déchirement familial… », soupira-t-il silencieusement en prenant place sur un banc, face à sa tante, qui agitait son index dans sa direction.

Le jeune homme adopta une mine de circonstance, mi-soucieuse, mi-fautive, et pensa à autre chose en laissant passer l’orage.

Écouter Marcia était, de toute façon, aussi vain que fastidieux. Ses récriminations portaient toujours plus ou moins sur le même thème : si Concordia n’était pas mariée à vingt ans largement passés, et avait en tête des idées saugrenues d’indépendance et de liberté, c’est parce que « Hildr lui a rempli la tête de sottises ! » Et que Kaeso « ne bougerait pas le petit doigt pour lui remettre les idées en place, bien sûr ! »

Soudain, ce dernier sentit sa tête effectuer une violente rotation et une douleur cuisante lui enflamma la joue gauche.

— Monstre !

Il lui fallut un instant pour comprendre que sa tante venait de lui administrer une gifle retentissante.

— Qu’est-ce que…

— Tais-toi ! s’égosilla Marcia, hystérique comme seule peut l’être une matrone romaine lorsqu’elle sort de ses gonds. Je ne veux entendre aucune excuse !

— Mais je…

— Comment as-tu pu faire une chose pareille ? hurla-t-elle encore. Et elle ? Comment a-t-elle pu se laisser faire, maudite soit-elle ! Vingt-quatre ans ! Ma fille va avoir vingt-quatre ans et elle n’a pas plus de bon sens qu’un colibri !

— Tante Marcia… De quoi tu pari…

— Je parle de ma fille qui s’est comportée comme une plébéienne entichée d’un cocher ! martela Marcia en ponctuant chaque mot par un coup du plat de la main sur son plastron de cuir en le crucifiant de son regard noir. Je parle de l’humiliation que tu fais s’abattre sur toute notre famille et sur notre nom ! Barbare ! Animal !

— Mais enfin, qu’est-ce que j’ai f…

— Tu vas assumer les conséquences de tes actes et l’épouser ! tempêta encore sa tante, folle de rage. Même si je ne dois jamais m’en remettre ! Mais comment as-tu pu faire une chose pareille, dieux tout-puissants !

Sa voix se brisa soudain et elle se détourna en essuyant ses yeux de son voile piqué de perles minuscules.

— Épouser qui ? Mais enfin, qu’est-ce que j’ai fait ? bredouilla le jeune homme, perdu.

Marcia lui lança un regard glacial par-dessous son voile et tapa du pied.

— Inutile de faire semblant, Kaeso ! Je sais tout ! Concordia nous a tout avoué !

— Mais avoué quoi ?

— Qu’elle était enceinte !

Si Kaeso n’avait pas été assis, il en aurait eu les jambes coupées.

— Quoi ?

— Dépravé ! Bête immonde !

Le jeune homme ouvrit et ferma la bouche à plusieurs reprises, sous le choc, incapable de prononcer le moindre mot durant un long moment.

— Qu… que… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? se récria-t-il lorsqu’il réussit enfin à construire une phrase cohérente.

— Tu l’as déshonorée ! Tu as déposé un bâtard sang-mêlé dans les entrailles de ma fille unique ! Inutile de nier, elle n’a pu faire autrement que de l’avouer lorsque Scribonius Capito a demandé sa main ! Dieux, te rends-tu compte de l’humiliation que tu imposes à ta famille ?

Kaeso écarquilla les yeux puis, comprenant de quoi il s’agissait… pouffa.

Marcia se raidit et, si ses yeux noirs avaient pu tuer, son neveu serait tombé raide mort.

— Et tu te permets d’en rire ? Pervers débauché ! Brute !

— Tante Marcia, calme-toi, voyons ! Ce n’est qu’un prétexte de Concordia pour échap…

— Ne me touche pas ! Sauvage !

Agrippée à sa suivante comme s’il était un matin en rut risquant de mordre, elle recula vers la porte.

— Nous verrons ce que penseront l’empereur Tibère et sa famille du comportement du centurion Kaeso Concordianus Licinus ! cracha-t-elle avant de disparaître par la porte du réfectoire dans une envolée de soieries vertes. Tu laveras l’honneur de ma fille, Kaeso ! Je te le garantis ! cria-t-elle encore depuis la colonnade de la cour, faisant se retourner et ricaner tous les prétoriens qui s’y trouvaient. De gré ou de force !

Kaeso claqua la porte et se laissa à nouveau tomber sur l’un des bancs du réfectoire.

Qu’est-ce que sa peste de cousine était encore allée inventer ?

— Tu ne perds rien pour attendre, Concordia…, murmura-t-il en frottant sa joue rougie.

Cette fois, elle n’y était pas allée de main morte ! Enceinte… Quelle idée !

S’il y avait une femme dans tout l’empire à laquelle Kaeso ne se permettrait jamais de toucher, c’était bien sa cousine ! Et cela malgré le fait que Concordia le ravissait, comme elle ravissait la plupart des hommes qui la croisaient. Comment aurait-il pu en être autrement, de toute manière ? La jeune femme avait tout pour elle !

Pourtant, malgré le désir qui lui tordait le ventre chaque fois que sa séduisante cousine le serrait d’un peu trop près (c’est-à-dire dès qu’elle en avait l’occasion), il savait qu’il ne céderait jamais à ses pulsions. Non, Kaeso avait d’autres projets, d’autres envies, d’autres… d’autres quoi, d’ailleurs ? Des rêves d’adolescent que la mort de son père avait définitivement brisés ?

Enfant, il brûlait de ressembler à celui que tous appelaient respectueusement « le prétorien », comme si lui seul méritait ce titre. Il voulait voir du pays, voyager bien au-delà des mers et vivre de fabuleuses aventures.

À vingt ans, il intégra la garde prétorienne, plein d’espoir, mais, au moment où il reçut son premier grade, l’empereur Tibère s’enferma à Capri et son père fut régulièrement envoyé en mission en Germanie et en Gaule.

La famille ayant toujours rejeté Hildr et une femme romaine non émancipée dépendant obligatoirement du chef de famille, le jeune homme dut donc rester en Italie pour veiller sur elle et sur leurs intérêts.

Et lorsque « le prétorien » mourut, victime d’une embuscade en Gaule, Hildr fit partie intégrante des biens que le père de Kaeso lui légua. Suivant les lois romaines, Kaeso se retrouva avec la plus lourde des chaînes attachée à sa cheville : sa propre mère.

À cette époque, il aurait pourtant pu accepter certaines missions loin de Rome, postuler à des fonctions dans diverses provinces de l’empire, en Afrique ou en Asie, mais que serait devenue Hildr sans personne pour la protéger ?

« Peut-être plus tard », s’était alors dit Kaeso.

Il était encore jeune et ses rêves se réaliseraient bien un jour, quand les choses iraient mieux.

Plus tard.

Toujours plus tard…

À son âge, trente ans passés, tous les hommes de son rang avaient jeté leur gourme aux quatre coins de l’empire et se préparaient à une carrière somme toute confortable.

Lui, il était seul, avec sa mère à charge, et il avait perdu une partie de ses espérances…

Mais pas ses rêves.

Non, pas encore.

S’il y avait totalement renoncé, il ne repousserait pas Concordia avec autant de hargne malgré le désir qu’elle pouvait inspirer à tout homme normalement constitué.

Hélas, elle était sa cousine, fille unique d’un noble sénateur, petite-fille et arrière-petite-fille d’anciens consuls et il ne pouvait en aucun cas se permettre d’en faire seulement sa maîtresse.

« Avec elle, c’est le mariage ou rien ! » lui serinait son père lorsqu’il le voyait détailler avec gourmandise le corps de roseau de sa jolie parente.

Coucher avec elle une seule fois, c’était se passer le lacet autour du cou et Kaeso ne voulait à aucun prix d’attaches supplémentaires au cas où l’occasion, certes improbable, se présenterait de partir découvrir d’autres horizons.

Un jour… peut-être.

— Centurion ! appela Matticus en entrant dans le réfectoire, le faisant tressaillir sur son banc. Le gé… Est-ce que ça va, centurion ?

Kaeso cligna des paupières, comme au sortir d’un songe. Il était las, soudain. Oui, très las.

— Oui, je… Ça va.

— On ne le dirait pas.

Le jeune prétorien balaya la remarque d’un revers de la main et fit mine de ne pas remarquer le sourire goguenard de son second.

— Qu’y a-t-il, Matticus ?

— Le géant noir est là, centurion.

— L’esclave qui est venu nous chercher cette nuit ? Il est rentré d’Ostie ? Déjà ?

— Faut croire. Il dit que son maître demande à te voir. Il attend dehors.

— Dehors ?

— Dans sa litière, centurion. Il t’invite cordialement à l’y rejoindre…

 

*

 

L’intérieur de la litière d’Apollonius était aussi tapageur que l’extérieur, tout en dorures, en mousselines multicolores, parsemé de coussins de soie brodés et piqués de perles, ce qui, au goût de Kaeso, les rendait inconfortables au possible.

Mais le plus désagréable était sans doute l’odeur. Un parfum de cinnamome entêtant et quasi intolérable dans la chaleur étouffante qui transformait en four le véhicule tendu de riches étoffes.

Le prétorien s’assit en tailleur au côté du jeune éphèbe avec une grimace. Il sentait déjà la sueur couler en rigoles sous son plastron, le long de son épine dorsale et entre ses muscles pectoraux.

— Sois le bienvenu, centurion, le salua le garçon.

Il lui tendit une coupe de verre coloré hors de prix, contenant probablement un vin tout aussi dispendieux.

Le prétorien déclina l’invitation d’un mouvement sec du menton et Apollonius y trempa les lèvres avec un sourire doux avant de la lui tendre à nouveau.

— Il n’est pas empoisonné, plaisanta-t-il avec un regard séducteur, qui n’eut guère l’effet escompté sur son hôte.

Kaeso détestait les hommes maniérés. Plus encore s’ils s’entouraient de mystères et étaient friands de mises en scènes enflammées comme celle que le garçon était en train de lui jouer !

Enfin, « garçon »… c’était vite dit. Car si Apollonius avait aisément pu donner le change dans un jardin chichement éclairé par la lune, il n’en était plus de même maintenant que la lumière du jour filtrait à travers les rideaux (pourtant épais) de la litière.

Il avait beau avoir étudié sa posture et la façon dont les soieries jetaient des ombres avantageuses sur son corps d’éphèbe, à peine recouvert par une tunique blanche honteusement courte, Kaeso distinguait parfaitement les ridules qui creusaient les coins de ses yeux et de sa bouche.

Et la main qui tenait la coupe, pour fine et élégante qu’elle puisse paraître, n’en était pas moins celle d’un homme et non d’un adolescent. Les veines et les tendons jouaient sous une peau qui avait perdu depuis quelques années déjà la souplesse et le velouté de l’enfance. D’ailleurs, si Apollonius continuait à serrer cette pièce de verrerie exceptionnelle aussi fort, elle n’allait pas tarder à se briser, remarqua le jeune prétorien avec un haussement de sourcils.

— Il fait trop chaud pour boire autre chose que de l’eau, lança-t-il en croisant les bras sur son plastron.

— Oh… Dans ce cas, je bois à ta santé, centurion.

Il vida la coupe d’un trait et s’essuya discrètement la bouche.

— J’ai appris que tu étais devin, ou quelque chose comme ça ?

— Oracle, centurion. Le dieu parle à travers ma bouche.

Il se passa la langue sur les lèvres, le regard vissé à celui de Kaeso, qui n’arrivait décidément pas à lui donner un âge.

Vingt-cinq ? Trente ? Quarante ans ?

Apollonius faisait partie de cette classe d’hommes qui, jusqu’à un âge avancé, ressemblent à de jeunes garçons.

Son père avait eu un tel personnage sous ses ordres, une fois : Sextus.

De prime abord, tout le monde l’appelait « gamin », croyant avoir affaire à un tout jeune aide de camp… jusqu’à ce que leur parvienne aux oreilles que le « gamin » en question avait déjà passé une vingtaine d’années au sein des cohortes prétoriennes et qu’il était grand-père.

Apollonius, voyant le séduisant prétorien le dévisager si intensément, posa la main sur son bras vigoureux avec un sourire engageant couplé d’un clin d’œil et y imprima une pression anormalement forte.

— Tu voulais me voir, centurion. Me voilà. À tes ordres.

Kaeso se raidit et se dégagea avec un geste brusque.

— Puis-je savoir à quoi tu joues ?

— Tu… tu as dit cette nuit à Malah que tu voulais me voir, bredouilla le faux adolescent, soudain horriblement confus.

— Pour te poser des questions, oui ! cracha le prétorien, excédé, et encore contrarié de son échange avec Marcia. Pas pour jouer à « gratte-moi le dos » avec un éphèbe sur le retour dans une litière aux allures de bordel oriental !

Apollonius poussa un petit cri étranglé et rougit jusqu’à la racine de ses cheveux trop clairs pour être naturels.

— On a retrouvé un homme assassiné sur le pas de ta porte, l’as-tu déjà oublié ? martela encore Kaeso.

— Je… je ne sais rien de lui, centurion, balbutia l’oracle en se recroquevillant au fond du véhicule, les yeux baissés. Je ne l’ai jamais vu de ma vie, je… Je suis arrivé à Rome il y a un mois à peine. Malah l’a trouvé là en faisant sa ronde nocturne et je lui ai ordonné de prévenir les autorités compétentes. Je… Je ne sais rien de plus, centurion.

Kaeso essuya son visage moite d’un revers de la main et tira brutalement le rideau de la litière pour sortir.

— Je dois parler à ton esclave.

Apollonius acquiesça sans oser relever la tête pour le regarder en face.

— Bien sûr. Je… je comprends. Malah ! appela-t-il d’une voix étranglée. Malah !

Le géant noir apparut aussitôt.

— Maître ? Est-ce que ça va ? demanda-t-il avec un regard dépité, inquiet de voir Apollonius recroquevillé contre le rideau du fond.

— Le centurion souhaite te parler, Malah. Suis-le et rejoins-moi à la maison lorsqu’il en aura fini avec toi.

— Bien, maître, répondit l’esclave en jetant un regard à la fois interrogateur et accusateur au prétorien.

— En route, vous autres ! ordonna encore Apollonius aux porteurs en détournant le visage, qu’il essuyait discrètement d’un pan de sa tunique. On rentre !

Le géant referma la litière et s’éloigna sous le soleil toujours cuisant de la fin de l’après-midi.

— Tu as fait pleurer mon maître, centurion, murmura-t-il en ravalant sa rage à grand-peine. Pourquoi ?

— Ici, c’est moi qui pose les questions ! Avance ! Le prétorien désigna du doigt l’entrée de la caserne et l’esclave obéit à contrecœur.

 

*

 

Matticus passa la main sur ses cheveux coupés à ras et jeta un regard contrarié aux deux jeunes prétoriens qui venaient de lui faire leur rapport.

L’un d’entre eux, un grand garçon aux immenses yeux marron qui lui mangeaient la moitié du visage, haussa les épaules, impuissant.

— La description de ce type pourrait correspondre à la moitié des gladiateurs de l’empire ! plaida-t-il.

— Si, au moins, il avait un signe particulier…, ajouta le second soldat qui, petit et nerveux comme un chiot, paraissait ne pas pouvoir tenir en place plus de quelques instants. Un œil en moins, une oreille ou le nez coupé, je ne sais pas, moi !

— Une corne de bouc au milieu du front, peut-être ? tempêta Matticus, le faisant rougir. Vous ne voulez pas non plus qu’on lui tranche la tête, pour que vous puissiez la présenter à toutes les écuries de gladiateurs de Rome ?

— Qu’y a-t-il, Matticus ? s’enquit Kaeso en pénétrant dans le vestibule de la caserne, talonné par Io et le géant noir d’Apollonius, qu’il venait d’interroger. On t’entend rouspéter à l’autre bout de la cour. Tu peux rentrer chez ton maître, ordonna-t-il à l’esclave. Je n’ai plus besoin de toi.

Le géant s’inclina avec obséquiosité, et une certaine condescendance, puis disparut.

— Alors ? s’enquit Matticus en désignant du menton la porte par où l’esclave venait de sortir.

— Il dit n’avoir touché à rien ni déplacé quoi que ce soit. Et il assure que le corps n’a pas bougé entre l’instant où il l’a découvert et celui où nous sommes arrivés. (Son second fit vibrer ses lèvres avec un grognement irrité.) Et pour l’identité de notre homme, qu’est-ce que ça donne ?

Matticus désigna les deux jeunes prétoriens d’un geste excédé.

— Ça donne deux traîne-sandales incapables de décrire un mort ! C’est pourtant pas faute de rester immobile pour pouvoir être contemplé ! ajouta-t-il en les crucifiant du regard.

Les deux jeunes gens échangèrent une œillade agacée et ravalèrent une repartie bien sentie. Comme s’il était facile de faire identifier un homme par une simple description lorsqu’il n’avait aucun signe distinctif pour le différencier des jeunes gens de son âge !

Mais lorsque Matticus était en colère, mieux valait laisser passer gentiment l’orage sans rien dire car, pour violent que cela puisse être, ça ne durait jamais très longtemps.

— Quel est le problème ? demanda Kaeso, un sourire en coin.

— Il est trop… banal, centurion ! s’excusa le plus petit. Tous les jeunes gladiateurs sont plus ou moins taillés dans le même bloc et avec le même ciseau.

— Et tous disparaissent de leur écurie du jour au lendemain sans prévenir aussi, sans doute ? ne put s’empêcher de railler Matticus.

Kaeso leva la main pour interrompre la discussion.

— Inutile de s’énerver. J’ai peut-être une solution.

***

Iambicus Abrahaeus était un homme fier de son talent et de son statut.

Portraitiste de la famille impériale depuis plus de quarante ans, il pouvait se vanter d’avoir toujours su donner le meilleur de lui-même.

Enfin… de lui-même et de ses « apprentis », comme il les appelait, car, de mémoire de romain, on n’avait vu Iambicus manier le pinceau ou le ciseau que pour une seule chose : signer « ses » œuvres !

Le principal (et seul) talent de « l’artiste » consistait en effet à savoir s’entourer et à détecter au premier coup de pinceau l’esclave exceptionnel, celui qui avait ce don si rare de reproduire à la perfection traits et sentiments humains en quelques lignes, touches de couleur ou coups de ciseau.

Un investissement un peu onéreux, d’accord, mais pour quel résultat !

Iambicus Abrahaeus s’était ainsi, au fil des années, bâti une réputation de sculpteur émérite et de peintre exceptionnel, certes usurpée, mais bien réelle, grâce aux talents artistiques de ses esclaves.

C’était d’ailleurs l’un d’entre eux, une jeune femme originaire de Lusitanie, qui l’accompagnait en cette chaude fin d’après-midi jusqu’à l’avant-poste des prétoriens basé sur le Palatin.

Cette fille avait été une véritable aubaine ! L’une des meilleures affaires qu’il ait sans doute jamais faite. De sa vie, il n’avait vu une esclave travailler aussi vite et faire preuve d’un tel talent ! Et personne, dans son écurie d’artistes, n’était capable d’insuffler une telle sensualité ni un tel réalisme à un portrait.

C’était donc inévitablement sur elle que le choix d’Iambicus s’était porté lorsqu’un prétorien s’était présenté dans son atelier en début d’après-midi pour l’informer que le centurion Kaeso Concordianus Licinus en personne avait besoin de ses services.

Le soldat avait cependant été incapable de dire de quel genre de travail il s’agissait précisément et s’était contenté d’un laconique « le centurion a besoin d’un portait en urgence ».

Ce n’est qu’en début de soirée, après avoir envoyé des esclaves tendre l’oreille sur le Palatin, tout en ayant lui-même prêté l’ouïe à quelques langues bien informées, que la rumeur du prochain mariage du centurion avec sa cousine lui tinta aux tympans.

« Il l’aurait engrossée, paraît-il ! »

Voilà donc la raison de ce portrait si urgent !

Mais s’agirait-il d’un portrait de la jeune femme ? Du jeune marié ? Des deux ? Et pour quelle finalité ? Des statuettes ? Une statue ? Des camées à offrir aux invités les plus prestigieux car, il ne fallait pas l’oublier !, le jeune centurion était un proche de la famille impériale et l’ami intime du jeune Caligula. Le mariage serait donc somptueux !

— N’oublie pas, Mariam : si c’est un portrait de femme, tu la mincis un peu et tu affines les traits, conseilla Iambicus en marchant devant son esclave, qui le suivait d’un pas las dans la chaleur étouffante et les rues bondées qui menaient au forum. Suffisamment pour l’embellir, mais pas assez pour qu’elle s’en rende compte !

— Oui, maître…, soupira la jeune femme en levant les yeux au ciel, comme chaque fois que celui-ci ânonnait des évidences ou lui soufflait des consignes idiotes.

Ils évitèrent le forum bondé et prirent la Via Sacra avant de s’engager sur la pente abrupte du mont Palatin.

— Et si c’est un portrait d’homme, tu accentues les épaules. Et la mâchoire aussi, bien virile ! C’est toujours plus attrayant.

— Bien, maître…

Iambicus se frotta les mains. Il voyait déjà les piles de deniers s’accumuler sur sa table et dans ses coffres et, en entrant dans la petite caserne du Palatin, il lui semblait sentir la rondeur sensuelle des pièces sur le bout de ses doigts.

— Porte-toi bien, centurion, salua poliment Iambicus lorsqu’il fut introduit dans une sorte d’infirmerie où l’attendaient Kaeso et son second, Matticus.

Ainsi que ce maudit léopard qui prenait toujours un malin plaisir à venir renifler ses jambes comme s’il comptait en prélever un morceau !

L’esclave, elle, ne parut pas le moins du monde effrayée par la bête et se permit même de lui gratter le garrot.

Io accepta la caresse avec un ronronnement de pure félicité, faisant sourire Kaeso, et la jeune femme ne put s’empêcher de laisser son regard courir sur le corps du soldat. Plaise aux dieux que ce soit bien lui son modèle !

Iambicus renifla l’air et tordit le nez, incommodé par l’étrange odeur qui flottait dans l’infirmerie, comme un relent de… pourriture ? Non, de viande un peu passée, plutôt. Comme peut sentir un étal de boucher après la fermeture de la boutique et juste avant que les esclaves ne lavent le sang séché et les lambeaux de chair à grande eau. Bizarre…

Le léopard, peut-être. Ces bestioles empestaient toujours.

— On m’a fait savoir que tu avais besoin de moi pour un portrait, centurion ?

— Oui, acquiesça Kaeso. Je ne savais pas à qui m’adresser pour ce travail et Caligula m’a dit un jour que tu avais fait un portrait de sa mère incroyablement ressemblant.

L’homme s’inclina avec un sourire suffisant, débordant de fierté.

— De sa mère, centurion, mais aussi de son père, de son grand-père, de sa…

— Oui, peu importe, le coupa le jeune prétorien. J’ai besoin du portrait d’un homme, probablement un gladiateur.

Iambicus fronça les sourcils et cligna des paupières, perdu.

— Un… gladiateur ?

— Très certainement, oui.

— Je… euh… Et lequel, centurion ?

— C’est justement ce que j’aimerais découvrir. C’est pour ça que j’ai besoin de ce portrait. Pour voir si quelqu’un le reconnaît.

Le portraitiste gonfla les joues et écarquilla les yeux, de plus en plus désorienté.

— Bien, mais… où est-il, ce gladiateur ?

— Là, sur la table, fit Kaeso en désignant une forme imprécise sous un drap blanc.

Matticus rabattit le drap, dévoilant le cadavre retrouvé dans la ruelle.

Iambicus blêmit et, devant sa déconfiture, son « apprentie » faillit éclater de rire.

— Essaye de nous le faire bien reconnaissable, surtout, précisa le second de Kaeso. Avec les yeux ouverts, s’entend, pas comme il est là. Plus… Plus…

— Vivant ? le secourut la jeune femme avec un sourire moqueur qu’elle avait le plus grand mal à contenir.

— C’est ça ! Vivant.

— Bien. Nous te laissons donc travailler tranquille. Matticus t’attendra dans le vestibule.

Les prétoriens quittèrent la pièce et Iambicus passa une main tremblante sur son visage, à deux doigts de se sentir vraiment mal.

— Alors maître ? railla l’esclave, les yeux pétillants de malice, en se penchant sur le corps. J’élargis les épaules ou je virilise la mâchoire ?

— Ouh !

Le portraitiste fit mine de lever la main avec une grimace rageuse et la jeune femme pouffa.

***

La taverne du Loup gris était pleine, et des relents de sueur, d’urine, d’huile de friture ou de lampe rendaient l’air irrespirable.

Des combats clandestins de gladiateurs, tout pari ou jeu d’argent avait été formellement interdit par le Sénat sous peine de lourde sanction, avaient eu lieu dans la journée et, ivres de sang et de vin bon marché, les esprits s’échauffaient.

Danaé, la maîtresse des lieux, grimée, gloussante et languissamment affalée sur son fauteuil de rotin, minaudait avec les politiciens véreux, les jeunes patriciens venus s’encanailler et les brigands de tout poil sans paraître incommodée par la puanteur et le bruit, en dépit de sa grossesse avancée.

Sa « clientèle », que satisfaisait une dizaine de filles aux seins lourds et un garçon au minois ravissant ne pouvait d’ailleurs s’empêcher de se demander quelle étrange créature sortirait bientôt de son ventre, aussi rebondi que la panse de l’amphore avec laquelle un tout jeune esclave remplissait régulièrement sa coupe d’argent, un cadeau de Marcus.

Mon beau Marcus… Mon noble centurion…, songea Danaé en frottant son ventre tendu avec une moue gourmande.

Même dans ses rêves les plus fous, elle n’aurait jamais imaginé pouvoir mettre un jour un homme pareil dans son lit ! Oh ! Non… Même s’il était tombé en disgrâce et n’avait plus de son grade chez les prétoriens qu’un souvenir : un plastron orné du célèbre scorpion, qu’il gardait précieusement dans son coffre personnel et auquel Danaé avait interdiction formelle de toucher.

Pauvre Marcus. Quelle terrible histoire…

Marcus Gallus Rufus était le frère cadet de Lucius Gallus Rufus, un jeune prétorien ambitieux et le second, à cette époque, de celui que tous, à Subure, appelaient « le Bructère au léopard » : le centurion Kaeso Concordianus Licinus. Un empêcheur de tourner en rond notoire qui avait freiné à plusieurs reprises le « commerce » florissant de Subure, combats clandestins de gladiateurs ou d’animaux, prostitution et brigandage en tout genre, de s’étendre aux quartiers aisés de la cité.

Deux ans plus tôt, cependant, le préfet du prétoire, Séjan, avait réussi à jeter cette ordure blonde, rejeton d’une chienne barbare, au cachot sous la fausse inculpation de « lèse-majesté ».

Lucius Gallus Rufus, qui avait œuvré à la disgrâce de Kaeso par des accusations abusives, avait reçu en cadeau les biens de celui-ci ainsi que son poste au sein des cohortes prétoriennes. Du pain bénit pour les canailles car, tant qu’il resta à la tête des troupes palatines, pas un prétorien ne mit une caliga dans les quartiers mal famés de Subure.

Tous avaient cru être définitivement débarrassés de l’encombrant prétorien sang-mêlé, mais, hélas, ce sauvage Bructère mal dégrossi avait des amis haut placés. Très haut placés, même… Et une fois le conspirateur Séjan confondu et arrêté, une véritable chasse aux sorcières débuta. Lucius suivit le préfet du prétoire dans sa chute, de même que tous ceux qui l’avaient soutenu ou aidé dans ses intrigues. Il dut rendre les biens de son rival et fut publiquement humilié avec toute sa famille.

Le jour même du retour triomphal de Kaeso à Rome, Lucius Gallus se suicida en compagnie de son père et de son fils de quinze ans : ils se firent tous trois couper les veines par le plus vieil esclave de la maison.

Après avoir recueilli leur sang dans une jarre, la veuve de Lucius alla la déverser sur le perron de la maison du Bructère en hurlant imprécations et malédictions. En pure perte… Sans doute grâce à l’œuvre protectrice de la sorcière germaine au nom imprononçable qui l’avait mis bas, à n’en pas douter ! Cette femme se disait « guérisseuse », mais le bruit courait qu’elle se servait plus volontiers de magie que de médecine…

La pauvre veuve éplorée, elle, paya de sa vie cet étalage de haine, sur ordre de Macro, le nouveau préfet du prétoire qui avait remplacé Séjan. On ne menaçait pas un officier de la prestigieuse garde prétorienne impunément ! Et encore moins s’il s’agissait d’un ami intime de la famille impériale et de Caligula en personne, l’héritier de l’empereur Tibère et descendant direct du grand Auguste et de Marc-Antoine…

Marcus Gallus, qui avait toujours soutenu son frère bien-aimé, perdit tout dans ce drame, y compris son rang et son honneur. Chassé de la prestigieuse garde prétorienne, ruiné, humilié et traîné plus bas que terre, le jeune homme pensa aussi au suicide, mais, heureusement pour lui, certains personnages peu recommandables savaient reconnaître et accueillir un homme « de talent » lorsqu’il se présentait…

Paria parmi les siens, Marcus devint un roi craint et respecté dans ce quartier de Rome où même les milices des vigiles hésitaient à mettre un pied une fois la nuit tombée… Un roi qui l’avait choisie, elle, Danaé, une ancienne courtisane, pour reine.

Reine qui, d’un ample regard, embrassa son « royaume » : la Taverne du loup gris, anciennement appelée « la Taverne de Minerve », sur laquelle Marcus avait fait main basse en égorgeant de ses mains puissantes le précédent maître des lieux, prenant ainsi le contrôle d’une partie du commerce illicite de Subure.

C’est Danaé qui avait choisi le nouveau nom, en l’honneur de son « roi », Marcus Gallus, dont on disait que la magnifique et épaisse chevelure avait viré au gris argent en une seule nuit, à l’annonce de la mort de son frère aîné et de son père.

Du coin de l’œil, la jeune femme vit soudain s’avancer Cnaeus, un sénateur aux ardeurs aussi vertes que son teint, et qui était ce que l’on pouvait appeler un « habitué de l’établissement ». Ce vieil homme bedonnant demandait peu, mais payait bien et, pour Danaé, c’était tout ce qui comptait.

— Cnaeus ! s’écria-t-elle de sa voix suraiguë en tapotant le coussin d’un tabouret, à côté de son fauteuil. Viens donc t’asseoir près de moi.

Les deux gladiateurs accroupis devant elle se levèrent en adressant un sourire goguenard au sénateur et se saisirent de la plus jeune des prostituées, Sapho, qui poussa un gloussement ravi.

— Je n’en reviens pas de te voir dans cet état, chère Danaé ! fit le vieil homme en jetant un regard à son ventre rond, mais sans oser y porter la main, personne ne touchait aux biens personnels de Marcus Gallus à moins d’avoir des tendances suicidaires.

— Et pourtant, cher Cnaeus. Et pourtant…

— Il s’agissait bien de la dernière chose à laquelle je m’attendais de ta part. Me voilà bien désespéré.

— Ne me dis pas que tu es venu pour moi, je ne te croirais pas. Ne serait-ce pas plutôt Mnester, la raison de ta venue ? fit-elle, taquine, en désignant du menton un jeune homme court vêtu aux longs cheveux de néréide et d’une beauté étourdissante.

Il discutait aimablement avec un client : un jeune aveugle au sourire doux qu’elle avait déjà remarqué à plusieurs reprises.

Les yeux de Cnaeus coururent sur le corps des deux garçons comme si leurs membres sveltes, leur peau lisse et leur chair encore tendre étaient des sucreries dans lesquelles il s’apprêtait à mordre.

Mnester repoussa en riant un homme aviné, qui essayait de glisser une main sous sa tunique, et entrelaça ses doigts à ceux de l’aveugle.

— Tu sais choisir tes pensionnaires, comme toujours, murmura le sénateur. Ce que l’on raconte à son sujet… est-il vrai ? demanda-t-il en se passant une langue gourmande sur les lèvres.

Danaé éclata d’un rire haut perché et lui caressa la main.

— Et que raconte-t-on ?

— Cesse de te moquer de moi et réponds, répliqua Cnaeus en se dégageant.

— Mnester est une perle rare, cher Cnaeus, minauda la jeune femme. Il a été formé par les plus grands mimes grecs et peut te montrer des danses dont tu n’aurais même pas rêvé dans tes songes les plus fous. Son père m’a d’ailleurs demandé une fortune lorsque je le lui ai acheté, ajouta-t-elle dans une moue.

— Et je suppose que le prix en question est à la hauteur de celui que tu demandes pour quelques heures en sa compagnie ? chuchota le sénateur.

Il connaissait suffisamment Danaé pour savoir où elle voulait en venir, mais celle-ci se composa une mine offensée et leva les yeux au plafond.

— Il faut bien que je rentre dans mes frais ! Mais pour toi, ajouta-t-elle avec un sourire, ce ne sera que…

Elle se pencha à son oreille et susurra un chiffre qui lui fit froncer les sourcils.

— Tu exagères, ma chère ! dit-il. Aucune putain ne mérite cela !

— Mnester n’est pas une putain. C’est un artiste.

Le sénateur porta la main à sa bourse en grommelant, mais déposa plusieurs pièces dans la paume de Danaé, qui les rangea dans la sienne avec un sourire rayonnant.

— Mnester ! appela-t-elle. Viens me voir, mon cher enfant.

Le sourire rayonnant du garçon s’effaça aussitôt, de même que celui du jeune aveugle, qui baissa tristement la tête. Ses émoluments ne lui permettaient pas de s’offrir quelques heures seul avec Mnester tous les jours, contrairement aux riches clients dans les griffes de qui le jetait Danaé dès qu’elle en avait l’occasion.

— Reviens demain, il y aura moins de monde et elle nous laissera un peu tranquilles, murmura discrètement le jeune prostitué en se levant.

L’infirme soupira et acquiesça en essayant de sourire.

— Fais attention à toi, Mnester.

Le cœur serré, celui-ci alla vers Danaé d’une démarche légère, se faufilant entre les clients avec une grâce exquise.

— Me voici, maîtresse, murmura-t-il en prenant soin de ne pas la regarder dans les yeux.

La jeune femme observa Cnaeus, amusée. Il dévorait littéralement Mnester des yeux.

— Voici Cnaeus, un ami de longue date qui mérite tous les égards. Fais ce qu’il te dira. Va !

Mnester jeta un coup d’œil rapide au sénateur et grimaça. Il était vieux, chauve, et gras comme un porc trop bien nourri. La seule idée de ses doigts grassouillets et de sa bouche fripée sur sa peau lui donnait la nausée. Mais les assauts de ce vieux pervers étaient encore préférables au fouet que ne manquerait pas de lui administrer Marcus si Danaé lui disait qu’il avait désobéi et s’était montré réticent.

— Suis-moi.

Cnaeus enlaça le garçon et les pupilles de Danaé prirent des airs de deniers sortis de la frappe. Si Mnester savait y faire, Cnaeus reviendrait le voir, et il était riche. Immensément riche…

Elle jeta un regard à la table que son esclave venait de quitter. Le jeune aveugle, un très joli garçon au demeurant – serrait son gobelet de vin entre ses mains sensibles avec une expression de profond désarroi.

Danaé détailla l’infirme avec curiosité. Il était plutôt grand, mince bien que solidement bâti et jeune, peut-être vingt ou vingt-deux ans. Ses cheveux, d’un châtain brillant, étaient soigneusement coupés et sa mise impeccable, sobre et élégante. Il gardait les paupières à demi baissées, mais, lorsqu’il secoua la tête, perdu dans ses sombres pensées, la jeune femme vit briller de beaux yeux clairs, hélas à jamais fixes et éteints.

— Prisca ! appela-t-elle en faisant signe à sa suivante, une jeune femme décharnée au visage couvert de duvet disgracieux (et donc totalement inintéressante pour Marcus, ce qui était sa principale qualité aux yeux de sa maîtresse…).

— Oui, maîtresse ?

— Que peux-tu me dire sur ce garçon ? demanda-t-elle en désignant l’aveugle du menton. Je l’ai parfois vu ici, mais j’ignore encore qui il est. Il n’a l’air de ne manquer ni d’argent ni d’allant.

— Parfois ? marmonna la jeune femme en fronçant les sourcils, trahissant une certaine animosité pour le jeune homme. Tout le temps, tu veux dire… Il est collé à Mnester dès qu’il le peut.

La maîtresse lui assena une petite tape agacée.

— Réponds à ma question !

— Il s’appelle Quintus Ludius, maîtresse, et vient de Campanie. De Pompéi, même, je crois. Il fait partie de la suite de la noble Concordia, la fille du sénateur Octavianus Torquatus.

Danaé tressaillit dans son fauteuil.

— Concordia ? s’écria-t-elle. Concordia, la mondaine ? Celle qui s’est fait engrosser par son cousin, ce bâtard de Bructère déguisé en prétorien ?

L’esclave rentra la tête dans ses épaules osseuses, effrayée par la colère qui faisait flamber les prunelles de sa propriétaire.

— Oui, maîtresse.

Cette dernière se frotta le menton, pensive.

— Il semble beaucoup apprécier notre Mnester, dis-tu ?

Le visage de l’esclave se tordit sous la morsure de la jalousie.

— Oui, maîtresse, c’est évident, fit-elle avec une certaine sécheresse. Il vient le voir très souvent.

Danaé la regarda se tordre les doigts avec désespoir et hésita entre une gifle et un éclat de rire cinglant. Elle opta finalement pour un reniflement méprisant.

— Et ?

— Ils passent des heures assis là, à discuter, ou…

— Ou ?

— Je les ai vus monter une ou deux fois, maîtresse. Mnester dit qu’il paye bien et qu’il est « très gentil », singea-t-elle avec aigreur.

Les yeux de Danaé rétrécirent jusqu’à devenir deux fentes brillantes.

— Tiens, tiens…

***

Il était minuit passé lorsque Concordia, de retour d’une réception mondaine, se fit annoncer par Matticus.

— Dame Concordia est là, centurion, et demande à te voir, prévint-il Kaeso avec un sourire entendu en repensant aux vociférations de Marcia qui avaient retenti aux quatre coins de la caserne dans l’après-midi.

Assis nu sur son lit et sur le point de se coucher, le jeune prétorien se raidit et croisa les bras sur sa large poitrine avec une grimace.

— Parce que cette peste ose encore venir me voir après ce qu’elle a osé raconter à sa mère ? siffla-t-il entre ses dents en un murmure menaçant.

— Il faut croire, centurion ! répliqua son second en contenant difficilement son hilarité.

Kaeso ferma à demi les paupières et jura.

— Fais-la venir ! ordonna-t-il d’une voix forte en enfilant rapidement sa tunique.

— Inutile ! répondit une voix enjouée derrière la porte. Je suis là !

Le jeune prétorien jeta un regard accusateur à Matticus et celui-ci haussa les épaules en ouvrant le battant pour laisser passer une Concordia certes ravissante, mais aussi un peu… grisée par l’excès de vin. Ses joues étaient roses, ses grands yeux brillaient et sa démarche, habituellement fluide et aérienne, paraissait quelque peu instable.

Io, qui somnolait paresseusement sur la descente de lit, vint se frotter aux jambes de la jeune femme, ce qui la fit chanceler.

— Laisse-nous, Matticus, ordonna Kaeso d’une voix sévère en jetant à sa cousine un regard vipérin.

Son second disparut en ricanant et la jeune femme adressa à son cousin un sourire penaud.

— Je sais qu’il est très tard, mais… il fallait que je te dise quelque chose. Quelque chose d’un peu… embarrassant.

— Du genre ? grommela Kaeso.

Concordia se tortilla, les lèvres pincées pour essayer de ne pas rire, exercice que l’abus de vin ne facilitait pas.

— Mère a encore voulu m’imposer un prétendant et j’ai… Comment expliquer ça ? J’ai dû… employer « les grands moyens » pour m’en défaire, dirons-nous.

Kaeso laissa échapper un grognement et la jeune femme se couvrit la bouche des deux mains pour retenir un petit rire.

— Tu ne me demandes pas comment je m’en suis débarrassée ? insista-t-elle après un petit moment en voyant qu’il gardait le silence, se contentant de la jauger comme s’il se demandait lequel de ses bras il allait arracher en premier. Enfin, peu importe le comment, après tout. L’ennui, c’est que tu risques de recevoir la visite de ma mère avant peu et je voulais te préven…

— Alors comme ça, je t’ai mise enceinte, mhh ? gronda Kaeso avec les mâchoires si serrées qu’elle pouvait presque les entendre grincer.

Elle fit un pas en arrière en laissant échapper une petite plainte.

— Aïe… Elle est déjà venue, c’est ça ?

Pour toute réponse, le jeune prétorien grogna à nouveau, plus fort, cette fois, et la transperça de son insolite regard bleu en se levant lentement de son lit.

Concordia recula en agitant les mains, un pauvre sourire sur les lèvres.

— Mon père n’y a pas cru un instant, je te le jure ! Et puis… ma mère se rendra vite compte que ce n’était qu’une farce, rien de plus !

Son dos rencontra bientôt la porte close, qui lui interdisait toute fuite, et son sourire se figea.

— Kaeso… Allez, quoi ! Tu ne vas pas m’en vouloir pour si peu… Si ? demanda-t-elle, alarmée par le rictus qui tordait désormais la bouche du jeune prétorien. Ce n’est quand même p… Ah !

Kaeso l’avait soudain saisie par la taille et la pressait contre son torse, si bien que les pieds de la jeune femme touchaient à peine le sol recouvert de mosaïques noires et blanches.

— Enceinte de moi, hein ? persifla-t-il encore en l’éloignant de la porte pour la tirer vers le lit.

Concordia sentit alors une bouffée de chaleur lui enflammer le ventre et les joues.

La barbe naissante du jeune prétorien lui picotait agréablement le front et son odeur si typiquement masculine, un parfum musqué et enivrant adouci par le léger bouquet de l’huile qu’il utilisait pour se laver, une impalpable essence boisée, lui tournait les sens.

— Kaeso…, murmura-t-elle en levant le visage vers lui, perdue dans les bleus céruléens de ses yeux.

Mais au lieu d’un baiser, le jeune homme lui offrit un sourire de carnassier et s’assit brutalement sur son lit en la basculant sur ses genoux sous le regard curieux d’Io.

— Que… Kaeso ! hoqueta-t-elle, son ventre délicat meurtri par les cuisses musculeuses horriblement dures. Qu’est-ce que tu fais ?

Il rabattit sa robe sur sa tête, exposant une ravissante chute de reins lisse et douce comme une peau de pêche, et elle se tordit comme une couleuvre dans l’espoir de lui échapper, sans succès.

— Ce que ton père aurait dû faire depuis longtemps ! rétorqua le jeune prétorien en levant bien haut la main pour la laisser retomber sans pitié sur les fesses rebondies.

 

Pour lire la suite de ce roman :

Versions numériques :

À paraître prochainement

Version brochée (aux éditions du Masque) :

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[1] Les chevaliers portaient des tuniques blanches avec deux bandes pourpres. Les sénateurs, de rang plus élevé, avec une seule bande, plus large

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