« Les mystères de Pompéi » (Les enquêtes de Kaeso le prétorien T.1)

 

Résumé :

En l’an 31 de notre ère, l’empereur Tibère, désabusé et las des intrigues de Rome, se retire à Capri. Une fin de règne délétère commence, sur laquelle plane l’ombre du terrible Séjan, préfet du prétoire, à qui Tibère a confié le pouvoir, et dont l’ambition est sans limite…

Personne n’ose s’opposer à ses hommes de main.

Personne ? C’est oublier Kaeso, jeune centurion du corps des prétoriens impériaux, une tête brûlée, qui a le courage de s’insurger. Limogé, jeté en prison, il sauve sa tête de justesse mais est expédié à Pompéi comme chef de la police, à la tête d’une garnison d’incapables. Humiliation suprême, pour un officier des troupes d’élite, que d’être le chien de garde d’une petite ville tranquille, en apparence. Mais dès son arrivée, c’est la tourmente : des assassinats, un trafic de fausse monnaie, d’étranges rituels, des menaces – il plonge dans l’œil du cyclone.

Devant l’urgence, Kaeso se lance à corps perdu dans une enquête serrée, découvre la face cachée de la ville, ses tripots, ses lupanars, les turpitudes de ses notables, les mystères des religions orientales, et tente de déjouer un complot qui pourrait bien viser l’héritier de l’empire, un certain Caligula.

Le jeune homme a heureusement de précieux alliés : Io, son fidèle et redoutable léopard, les gardes germaniques, ses frères d’armes, Daget, l’envoûtante prêtresse d’Isis, Hildr, sa mère, guérisseuse le jour et magicienne la nuit ; et enfin sa propre cousine, la ravissante Concordia, très bien informée des secrets de la Cour…

Le prétorien en aura bien besoin.

Début du roman :

I — En route pour une nouvelle vie

 

Sur le bord de la route, les lauriers-roses offraient leurs corolles au soleil du début de l’après-midi. Entre les ronces, les mûres juteuses n’attendaient que ma main pour les cueillir et, au loin, le sommet du Vésuve pointait vers le ciel comme un hommage aux dieux, ses flancs généreux disparaissant sous les ceps noueux et les bosquets.

Le parfum boisé des treilles et des cyprès, auquel se mêlaient les légers effluves iodés de la mer toute proche, m’enveloppa. J’inspirai l’air vivifiant à pleins poumons tout en engloutissant les mûres grappillées sans descendre de ma monture.

La Campanie semblait plus soucieuse de m’apparaître sous son meilleur jour que moi de m’y installer et, pourtant, les dieux savaient qu’en cet instant je lui étais reconnaissant pour ces parfums et cette débauche d’espace.

Comment ne pas l’être après onze mois de geôle à Rome, enfermé dans les sous-sols du Palatin…

« Pompéi ? Nous partons pour Pompéi ? » s’était écrié Acarius, l’esclave personnel de sa mère, lorsque je lui avais annoncé que nous allions nous installer dans la région. « Mais le feu y couve et gronde sous la terre ! Il faut s’appeler Hercule – et être aussi téméraire que lui – pour oser élever des villes sur le toit du domaine de Vulcain ! »

J’avais ri, alors, de cette grotesque légende qui plaçait le domaine du dieu ardent dans les parages.

J’ignorais que j’allais déchanter sous peu, mais, pour le moment, tout paraissait paisible.

Le long de la voie pavée, fréquentée sans être trop encombrée, les luxueuses villas suburbaines présentaient leurs façades aux stucs multicolores à la caresse du soleil.

— Wotan ? La voix de Hildr filtra à travers les lourds rideaux bleus du chariot que conduisait Acarius.

Je fis pivoter ma monture et me penchai entre les pans entrebâillés.

— Quelque chose ne va pas, mère ?

Un tout jeune aurige surgit alors dans un fracas de roues et de sabots ferrés. Il fit dangereusement zigzaguer son char de course flambant neuf entre chariots et marcheurs et manqua de couper net les jarrets de ma jument avec les essieux de son véhicule.

Je l’apostrophai vertement et, sans ralentir ni même se retourner, il leva bien haut la main en un geste grossier pour me faire comprendre où je pouvais ranger mes invectives.

— Fils de pou ! s’offusqua Acarius, faisant sourire les autres voyageurs. Arriviste !

Mais le garçon était déjà hors de portée de voix.

— Sommes-nous bientôt arrivés, Wotan ? s’enquit ma mère. Io ne cesse de s’agiter.

Un feulement plaintif s’échappa du véhicule et deux grosses billes vertes brillèrent dans la pénombre. La pauvre bête avait hâte de se dégourdir les pattes, mais je ne pouvais laisser un léopard adulte trottiner libre à mes côtés et semer la panique sur une voie aussi fréquentée.

Je tendis la main. Io enjamba ma mère avec délicatesse pour venir frotter son museau suppliant contre ma paume et je lissai son pelage tacheté.

— Nous serons en vue de la ville d’un moment à l’autre, encore un peu de patience.

Hildr sourit, hocha la tête et s’installa aussi confortablement que possible sur les coussins.

L’orage gronda soudain. Bien trop loin à l’ouest pour voiler le ciel d’azur au-dessus de nos têtes.

Io n’en coucha pas moins les oreilles en montrant les crocs et ma mère lui caressa la croupe.

— Le marteau du fougueux Tyr s’abat avec colère, soupira-t-elle en regardant le ciel. Et ce n’est pas contre toi, quoi que tu en penses, ajouta-t-elle avec assurance. Tu as fait ce qu’il fallait, Wotan. Exactement ce qu’aurait fait ton père.

Je lui adressai un sourire rassurant.

— Et mon père m’a appelé Kaeso, mère. Pas Wotan. Souviens-t’en lorsque nous serons arrivés.

Les Romains ne portent pas les sang-mêlé dans leur cœur.

Elle m’adressa un sourire railleur et ses yeux bleus scintillèrent comme des lames à demi dégainées.

— Que les Romains s’étouffent avec leur morgue. J’appelle mon fils comme je l’entends.

Elle referma les rideaux du chariot avec un petit rire provocateur.

Hildr, ma mère, était originaire de Germanie.

Ses dieux, ses convictions et sa façon d’appréhender le monde n’avaient rien de romain ni même de purement « germanique », car elle était bructère, de ceux qui avaient infligé les pires défaites aux envahisseurs romains. Ces mêmes Bructères, bien connus pour leur sauvagerie qui, contrairement à leurs frères de race, étaient menés au combat non par leur chef de tribu, mais par leurs reines et prophétesses. Ma mère était l’une d’entre elles avant de devenir la prise de guerre, puis l’esclave de Drusus, le frère de l’empereur actuel, Tibère César. La prophétesse de son clan. Une princesse bructère belle et sauvage comme un jeune chat.

Oui, elle était belle, ma mère, et autrement plus brillante que les nobles romaines qui la traitaient avec condescendance bien qu’elle les dépassât toutes d’une bonne tête, au sens propre comme au figuré. Ni son statut parmi les siens, ni ses connaissances occultes, ni le rang élevé de mon père – qui l’avait achetée à Drusus, affranchie puis épousée – n’avaient jamais pu briser le mur de mépris qui isolait Hildr du monde « raffiné » où nous vivions.

Je méditais encore sur ce monde romain si « civilisé » et si « tolérant », à en croire nos philosophes, lorsque, vers la huitième heure (note : Vers midi. Huitième heure à compter du lever du soleil en été), je vis enfin se découper les murailles de Pompéi à l’horizon.

Paradoxalement, ma fatigue monta d’un cran.

Comme les dernières foulées d’une course, la distance qui me séparait du « joyau de la Campanie » me semblait infranchissable.

Je grattai le rideau du chariot et ma mère passa la tête par l’entrebâillement.

— Nous sommes arrivés, annonçai-je en élevant la voix pour couvrir le bruit des roues, des conversations et des sabots.

Elle adressa à ses dieux une prière silencieuse et Io voulut sauter hors du chariot. Je la retins de justesse.

Un enfant efflanqué d’une dizaine d’années, qui marchait sur le bord opposé de la voie au côté d’un vieillard, poussa aussitôt un cri en pointant un doigt dans ma direction, mais, le temps que l’homme se retourne, j’avais refermé les pans du rideau.

— Je ne mens pas ! insista le petit en tirant son aïeul par le bras. Le grand blond, là-bas, il a un lion avec des taches ! Le vieil homme se contenta de hocher la tête avec un sourire indulgent et je pris place dans la file d’attente des chariots, devant la Porta Saliensis, la porte du Sel, l’une des huit que comptait la ville. Renforcée par des pilastres de tuf gris, elle s’ouvrait dans de hauts remparts à double courtine.

Nous paraissions être à l’endroit le plus élevé de la ville, un site de défense stratégique où se dressaient les tours de garde de la cité. Elles dominaient les murs et leur construction remontait sans doute au siège de Sylla. Les engins de guerre avaient d’ailleurs laissé des traces bien visibles dans le tuf tendre et, entre les graffitis, des dizaines de chocs et de trous parsemaient la muraille.

La file d’attente s’ébranla enfin et je secouai la tête comme si ce simple geste pouvait chasser l’amertume de me trouver là.

Trois grands arcs s’ouvraient devant nous à l’extrême encoignure nord-ouest de la fortification.

Celui du centre était destiné aux chariots. Je m’y engageai et, en passant sous la voûte basse où la fraîcheur me parut presque mordante en comparaison du soleil cuisant sous lequel j’avais patienté, je remarquai un grand perron qui devait mener sur le chemin de ronde.

Au pied du grand escalier, deux sentinelles vêtues de tuniques d’un bleu passé, le casque de guingois, le cheveu huileux et une barbe de plusieurs jours perçant sur le menton, somnolaient, assises sur des chaises pliantes et mollement appuyées sur leurs lances. Le plus âgé des deux hommes, aussi large que haut, faisait signe de passer d’un geste las et régulier sans même lever la tête ni prêter la moindre attention aux dizaines de voitures et de piétons qui franchissaient la porte.

Au joyeux « Salut, Marcus ! Belle journée, hein ? » que lui lança le conducteur du chariot qui me précédait, il répondit machinalement par un son à peine articulé.

Une telle désinvolture me laissa sans voix.

Je fis signe à Acarius d’arrêter le chariot et il se fendit d’un regard offensé en désignant la file interminable de véhicules qui attendaient leur tour sous la chaleur assommante.

— Ne bouge pas de là, ordonnai-je, provoquant un concert de jurons de la part d’un marchand de vin dont le chariot semblait sur le point de céder sous le poids des amphores.

Tout à leur repos, les sentinelles ne se rendirent compte de rien et je sautai de mon cheval pour agiter une paire de tablettes sous le nez du plus jeune.

— Milicien ? Je… Eh ! Milicien ! Il dormait à poings fermés et, à présent que j’étais près de lui, j’entendais distinctement son léger ronflement.

— Désolé d’interrompre ta sieste, milicien, fis-je en secouant l’autre, qui répondait au nom de Marcus. J’ai besoin d’un renseignement.

Il leva vers moi un regard vitreux et, après m’avoir considéré avec gravité de bas en haut, me fit signe de circuler.

— Pas besoin de laissez-passer, étranger, tu peux y aller.

J’eus un mouvement de recul, et pas seulement parce que son haleine empestait le vin.

L’épithète d’étranger avait beau me coller aux sandales depuis ma plus tendre enfance, elle me vexait toujours autant. Même si je m’exprimais sans le moindre accent et en un latin parfait, ma haute taille, mes cheveux blonds et mes yeux bleus trop clairs me catapultaient inéluctablement dans la catégorie « barbare ».

— Je vais voir l’épouse de Lucius Cornelius, insistai-je en lui présentant mes tablettes, qu’il dédaigna de consulter. Où puis-je trouver sa maison ?

— Qui ça ? demanda-t-il en étouffant un bâillement.

Je répétai le nom et il plissa le front, poussant laborieusement l’information jusqu’à sa cervelle ensommeillée.

— Cornelius… L’affranchi ? Le frère de Longinus le potier ? (Le marchand s’époumona dans mon dos et la sentinelle leva les bras au ciel d’un geste las.) Ça va, Gilvus ! Tu vois pas que c’grand gaillard est perdu ? Eh bien, recule un peu, par Jupiter ! Ronchonnant et jurant, le marchand finit par se faufiler entre le perron et mon chariot.

— Le chevalier Lucius Cornelius Pompeius, précisai-je à l’intention de Marcus.

Il fronça les sourcils et hocha la tête avant d’asséner un coup de coude à son compagnon, qui ripa sur sa lance et se réveilla en sursaut.

— Tu sais où elle est, toi, la maison de Cornelius ?

Le garçon bâilla en enfonçant méthodiquement l’index dans chacune de ses cavités nasales avant de l’essuyer sur son plastron de cuir terni.

— Le frère du potier ? (Je me passai la main sur le visage, effondré, et le milicien lui répéta le nom complet.) Ah ! Ce Cornelius-là… (Il siffla.) T’as intérêt à avoir une bonne raison pour le déranger. Oh ! Mais… attends un peu. L’est pas parti à Capri, lui ? Marcus haussa les épaules.

— J’ai une lettre de recommandation pour son épouse, fis-je en tendant une fois de plus mes tablettes.

Il les prit, dénoua le lacet et essaya de déchiffrer l’écriture élégante avant de les passer à son collègue.

— Vas-y, toi, tu sais mieux que moi.

Je me mordis la langue et Marcus commença la lecture à haute voix, ânonnant comme un écolier.

— Ka-e-so Concorda… Concordia…

— Kaeso Concordianus Licinus, m’emportai-je.

C’est mon nom.

— Affranchi ? s’enquit-il.

Je serrai les dents. Beaucoup d’esclaves affranchis prenaient le nom de leur maître, ce qui, pour ce milicien obtus, devait forcément être le cas du « barbare » que j’étais.

N’obtenant pas de réponse, il poursuivit laborieusement sa lecture.

— Tu viens rejoindre les milices civiles ? s’écria-t-il joyeusement en découvrant la raison de ma présence en ville. J’sais pas quelles ficelles t’as tirées pour arriver ici, mais t’as eu sacrément raison, parole de Marcus, murmura-t-il avec un clin d’œil. Y se passe jamais rien.

Il me tendit les tablettes, mais je les repoussais.

— Poursuis.

— Centau… centu…

— Centurion, lut le plus jeune par-dessus son épaule. Centurion ? Sa mâchoire retomba et il échangea un regard affolé avec son compagnon.

Ils blêmirent de concert et, laissant échapper leur lance, se redressèrent d’un bond pour me saluer en une pitoyable parodie d’attitude militaire.

— Sois le bienvenu à Pompéi, centurion ! Ils transpiraient soudain à grosses gouttes et leurs visages levés vers moi tremblaient comme des gâteaux de laitue. Je les dépassais tous deux d’une bonne coudée de haut comme de large.

— Je ne le répéterai qu’une fois, avertis-je entre mes dents. Où puis-je trouver la maison du chevalier Lucius Cornelius Pompeius ?

— Tout droit, centurion ! s’égosilla le plus jeune. Puis seconde voie à gauche jusqu’au carrefour d’Auguste.

Avec des gestes secs, je ramassai leurs lances, les leur mis dans la main, redressai leurs casques sur leurs têtes et tirai sur leurs tuniques.

— Lavez-vous, cirez-moi ces plastrons et rasez-vous la barbe !

— À tes ordres, Centurion ! J’esquissai un demi-tour, mais revins sur mes pas, me saisis des chaises pliantes et les jetai contre la muraille couverte de dessins obscènes, les faisant sursauter.

— Les tours de garde, c’est debout et les yeux ouverts ! Je les laissai plantés là, remontai sur ma jument et fis signe à Acarius en talonnant ma monture.

Passer des troupes d’élite de la plus grande métropole du monde civilisé à la milice pouilleuse d’une petite ville de villégiature campanienne… Belle promotion pour un officier de trente ans ! 4 Nous suivîmes les indications de la sentinelle et descendîmes la voie du Sel avant d’obliquer à gauche. Les pavés de pierre brune du Vésuve faisaient tressauter le chariot à chaque pas et je me demandai comment ma mère pouvait rester aussi stoïque. Pas une seule fois durant le voyage je ne l’avais entendu se plaindre. Il n’en était pas de même pour Io, qui feulait de plus en plus fort, faisant se retourner les nombreux passants. Ceux-ci se demandaient sans doute si je ne transportais pas un malade contagieux risquant de provoquer une épidémie dans la ville.

Ma jument commença à boitiller et je mis pied à terre en lui flattant l’encolure avant de la prendre par la bride. Elle avait perdu un fer.

— Malédiction… Progressant à pas lents, je pris le temps d’observer ce qui m’entourait, essayant de distinguer les parfums d’épices, de cuisine, de fleurs, de terre ou de poussière qui m’assaillaient l’odorat.

À première vue, rien ne paraissait distinguer Pompéi de n’importe quelle petite ville de province.

Chacun vaquait sereinement à ses occupations ou s’apostrophait d’un trottoir à l’autre pour échanger salutations ou ragots. La chaussée était sillonnée par les roues des chars et les gros blocs de pierre qui coupaient régulièrement la voie, destinés à faciliter la traversée des piétons, étaient un cauchemar pour les chariots. Acarius, plus habitué au stylet du scribe qu’au fouet du cocher, y buta plus d’une fois.

Une fraîche fontaine coulait à chaque croisement sous le regard bienveillant des lares du carrefour, placés dans des niches ou de petites chapelles peintes débordantes d’offrandes.

Interrompant la partie de noix[1] d’un groupe d’enfants qui jouaient au pied d’une margelle, je guidai ma jument jusqu’à la vasque de pierre. Je l’y laissai boire tout son soûl et me penchai moi-même sur le filet scintillant qui coulait de la bouche d’un satyre.

— Il boite, ton cheval ! remarqua l’un des garçonnets aux cheveux bouclés et à la poitrine ornée d’une bulle d’or fin en caressant prudemment l’encolure d’ébène. Comment il s’appelle ?

— Elle s’appelle Victoria.

— Victoire ? Elle a gagné des courses ? questionna une fillette en robe prétexte tissée de lin fin.

— Il y a longtemps, oui.

— Et l’autre ? demanda-t-elle encore. Tu lui donnes pas à boire ?

— Idiote ! railla le garçon à la bulle. Tu vois pas qu’il est harnaché au chariot ? Comment tu veux qu’il monte ?

— T’es un cocher de course ? s’enquit un blondinet subitement intéressé par la conversation en tirant sur un pan de ma tunique. De quelle faction ?

Les enfants faisaient la ronde autour de moi et je dus me soumettre à une avalanche de questions pendant que ma jument se désaltérait.

— La maison du chevalier Lucius Cornelius Pompeius est-elle encore loin ? leur demandai-je, coupant court à leur babillage.

À la mention du nom, ils grimacèrent et un bonhomme aux cheveux roux dont la mise brunâtre tranchait avec celle, blanche et pourpre, de ses camarades poussa un petit cri. Ces enfants ne portaient pas Pompeius dans leur cœur…

— À gauche, m’informa la fillette. À la prochaine fontaine. Une grande maison toute fermée peinte en jaune et orange avec une grosse porte et un petit chien qui aboie tout le temps.

— Et qui mord, précisa le petit rouquin en se frottant le postérieur, le souvenir encore vif de sa dernière rencontre avec le cerbère, apparemment.

— Dis… reprit la fillette, plus curieuse que jamais. T’es batave, pas vrai ? Je les ai vus avec mon père là-bas, à Misène. Ils sont exactement comme toi. Sauf qu’eux, ils ont les cheveux drôlement plus longs.

Je soupirai.

Les Bataves étaient des tribus germaines alliées depuis toujours aux Romains. Certains des meilleurs guerriers bataves composaient même la garde rapprochée de l’empereur et de sa famille, la célèbre garde germanique.

J’allais me pencher en avant pour répondre « Non, Bructère… » d’un ton caverneux et rire de les voir prendre leurs jambes à leur cou en hurlant, mais me ravisai. Contrairement aux petits citadins de la capitale, ils n’avaient sans doute jamais entendu parler des terribles tribus dont était issue ma mère.

— Raté. Je suis tout ce qu’il y a de romain, jeune fille. Désolé.

Elle haussa les épaules.

— Tant pis. T’es joli quand même.

Je la remerciai en riant et ils agitèrent joyeusement la main tandis que je rejoignais le chariot.

— D’après les enfants, ce n’est plus très loin, mère, fis-je en me penchant entre les rideaux.

Elle replia son petit éventail d’ivoire et soupira.

— Il était temps. Pourquoi ris-tu ?

— Rien, une réflexion des gamins. Et si j’en crois leur réaction et celle des sentinelles, les habitants ne semblent pas particulièrement apprécier Cornelius Pompeius. Tu sais… Je peux te louer un appartement près de la caserne. Je suis persuadé qu’il y a des immeubles très corrects et que…

Ma mère tendit sa main ornée de fins bracelets d’or, dernier cadeau de mon père, pour me caresser la joue.

— Mieux vaut éviter toute dépense superflue pour l’instant, Wotan. Et ce n’est pas à Pompeius que nous aurons affaire, de toute façon, mais à son épouse. Ta cousine Concordia m’a juré tous ses grands dieux que c’était une femme intelligente et très distinguée. De plus, son état exige des soins attentifs et il est de mon devoir d’user des dons que les dieux m’ont donnés.

— Mais…

— Cesse de t’inquiéter. Et toi, reste couchée, ajouta-t-elle en repoussant Io au fond du véhicule.

Ma mère referma les rideaux, coupant court à mes protestations, et je poursuivis sur la voie apollonienne.

À en juger par le luxe des façades, les balcons fleuris et les trottoirs pavés de pierres ou de briques orangées coûteuses, je me trouvais dans l’un des quartiers les plus riches de la cité.

Les esclaves en livrée allaient sans la moindre hâte de l’une à l’autre des immenses maisons où, par l’entrebâillement d’une porte restée ouverte, on devinait les soieries des tentures et les dorures des statues dans la pénombre des vestibules.

Nous atteignîmes bientôt un carrefour sur lequel veillait la statue du regretté empereur Auguste en cuirasse ornementée et nu-pieds sur son piédestal. Contre celui-ci s’élevait un laraire éclatant dédié à son Génie et débordant d’offrandes diverses.

Devant moi, juste à l’angle, s’élevait une maison aux murs aveugles stuqués d’orange et de jaune. Sur la façade surplombant la voie apollonienne, une porte ferrée dissuadait tout visiteur de venir troubler la quiétude des propriétaires.

— Nous sommes arrivés, fis-je à Acarius, qui descendit du banc du chariot pour s’entretenir avec ma mère.

Après avoir attaché ma jument à l’anneau d’une borne, j’enfilai discrètement une tunique blanche ornée de deux bandes pourpres, symbole de mon rang équestre. Elle était froissée. Je vérifiai d’un geste le morne ordonnancement de ma coiffure et ajustai ma ceinture. Cela ne devait pas être fameux, mais bon… Je tapai à la porte du bout du pied et un clapet coulissa sur le battant, au niveau de mon visage.

Un nez proéminent et un œil noir apparurent à tour de rôle.

— Je suis Kaeso Concordianus Licinus, me présentai-je, et je dois voir dame Olconia.

Je glissai mes tablettes dans la trappe et entendis grincer une bâcle. Le portier ouvrit.

C’était un esclave chenu au nez en bec d’aigle et vêtu d’une tunique ocre. Il s’inclina avec déférence.

— Ma maîtresse vous attendait impatiemment, annonça-t-il. Dame Concordia, votre cousine, lui a fait parvenir un courrier l’informant du jour de votre arrivée, ajouta-t-il en voyant mon étonnement. (Il remarqua le chariot et me désigna la ruelle qui s’ouvrait à droite de la maison.) Tu peux le faire entrer par la porte du jardin, j’ai prévenu l’intendant.

— Ma jument a perdu un fer, je dois trouver un forgeron pour…

— Inutile, me coupa-t-il, affable, nous avons ce qu’il faut. Je t’en prie, entre.

Il s’effaça et je tendis le bras à ma mère, qui venait de descendre du chariot. Le matin, elle avait revêtu une robe d’une blancheur éclatante dont les dizaines de plis lui retombaient harmonieusement sur les pieds. Maintenu par un bijou dont le cabochon ornait le front, un pan du vêtement lui recouvrait la tête, laissant échapper des quelques mèches dorées à peine striées d’argent. Le tout était d’une élégance époustouflante et le portier la détailla un long moment, bouche bée, avant de se reprendre et de s’incliner devant ce qui devait probablement être la femme la plus grande qu’il ait jamais vue. Bien que je dépasse largement les six pieds de haut, les yeux de Hildr étaient presque à hauteur des miens lorsqu’elle se tenait debout.

Acarius disparut dans la ruelle avec le chariot et mon cheval et nous pénétrâmes dans le vestibule aveugle.

— Installez-vous, proposa l’esclave en nous désignant un petit divan recouvert de soie pourpre.

Je vais chercher Dame Olconia.

La demeure affichait dès l’entrée l’aisance des propriétaires. Le sol était recouvert de délicates mosaïques géométriques et les murs peints de fresques religieuses aux tons chauds. Sur l’un d’entre eux, Pâris faisait tourner sa pomme d’or entre ses doigts, hésitant entre les trois déesses drapées d’aussi peu de modestie que de vêtements.

À la lumière de l’une des lampes à huile, je détaillai le visage du jeune berger aux joues rosies, si réaliste qu’il paraissait sur le point de tourner la tête.

Un aboiement perçant résonna soudain dans le vestibule et une petite touffe hargneuse de poils gris se serait jetée sur nous si une main secourable ne l’avait interrompue dans son élan.

— Suffit, Apollon ! gronda la nouvelle venue d’une voix presque aussi stridente que les glapissements du rat velu qu’elle tenait sous le bras.

Vous voilà enfin ! (Le chien donna de la voix et elle lui couvrit le museau de la main.) Suffit, j’ai dit ! Tu dois être Ildié, ajouta-t-elle en détaillant ma mère comme si elle était un bibelot barbare vendu par un marchand venu de Gaule.

Ma mère s’inclina légèrement, mais sans se lever, ce qui ne parut pas choquer notre hôtesse outre mesure.

— Plus ou moins… C’est « Hildr ».

Je ne pouvais détacher le regard de la jeune femme fardée – je devrais dire « plâtrée ».

D’énormes saphirs bleus scintillaient à ses lobes, entre des boucles de cheveux décolorés, brûlés par le fer, et un rubis en sautoir pendouillait sur une robe de soie verte surpiquée de jaune qui elle-même recouvrait à moitié des brodequins de cuir blanc. Cette femme était un modèle de mauvais goût. Ou, à l’instar d’un garçon que j’avais connu lorsque j’avais fait mes classes dans la garde prétorienne, elle ne distinguait pas les couleurs.

— Quel nom amusant ! Tellement original ! Ma mère ne répondit pas, les yeux fixés sur le ventre énorme de notre hôtesse.

À dire vrai, il n’était pas plus gros que le reste. La nouvelle venue n’était que graisse, fards et joaillerie. Elle paraissait aussi beaucoup plus jeune que ne l’avait laissé entendre ma cousine Concordia, mais à un stade de grossesse bien plus avancé que prévu, ce qui inquiétait visiblement ma mère. Celle-ci dissimulait son dépit, mais je la connaissais trop bien pour ne pas remarquer le petit pli oblique qui apparaissait sur son front lorsqu’elle était particulièrement contrariée.

La future mère dut élever la voix pour couvrir les aboiements, qui avaient repris de plus belle.

— Concordia ne tarit pas d’éloges sur sa tante à la science infinie. Ni sur son intrépide cousin, crut-elle bon de renchérir en me lançant une œillade séductrice. Apollon ! Tais-toi !

— Ce sera une joie pour moi de mettre ton enfant au monde, assura Hildr. Et de veiller à ce que tout se passe au mieux jusque-là.

La jeune femme se raidit à ces mots et une rougeur soudaine perça sous la couche épaisse de ses fards.

— C’est ma mère, qui est enceinte ! La mienne laissa échapper un hoquet confus et je me mordis la langue pour ne pas rire.

— Les voilà ! Je me retournai pour voir entrer dans le vestibule une femme d’une quarantaine d’années, racée et élancée. Malgré le poids qui alourdissait ses entrailles, elle vint vers nous d’une démarche aérienne pour prendre les mains de ma mère dans les siennes et, à ma grande surprise, les porter à son front en signe de respect.

— Soyez les bienvenus à Pompéi. Vous avez déjà fait la connaissance de Saturnia, à ce que je vois. Et de ce… cette chose, ajouta-t-elle en désignant le chien poilu, qui s’époumonait dans les bras de sa maîtresse. Saturnia, par pitié, fais taire cette bête ou fiche-la dehors ! La jeune femme s’exécuta de mauvaise grâce.

— Quel horrible animal ! Excusez ce vacarme.

H-il-dr, c’est bien ça ? Je le prononce comme il faut ? Ma mère sourit avec indulgence.

— C’est quasi parfait.

— C’est un honneur pour moi de t’accueillir.

Lorsque notre chère Concordia m’a parlé de toi, je ne parvenais pas à croire à ma bonne fortune. Et toi, tu dois être le séduisant cousin Kaeso, ajouta-t-elle avec un regard gourmand en laissant courir son regard sur ma poitrine et mes jambes. Il est plus que temps qu’un homme à poigne reprenne en main le ramassis de paresseux qui compose l’essentiel des milices de cette ville. À leur décharge, crut-elle bon de préciser en remarquant ma moue déconfite, il faut avouer qu’il ne s’y passe jamais grand-chose.

Je m’inclinai et lui tendis la lettre de recommandation de Concordia, mais elle la repoussa avec un sourire aimable en caressant subrepticement le dos de ma main du bout de ses doigts.

Après plusieurs mois de cachot, ce simple geste me fit remonter un long frisson jusqu’à l’épaule.

— Range ces tablettes, Centurion, ordonna en souriant notre hôtesse, consciente de mon trouble. Il ne sera pas dit que des membres de la noble famille Concordianus ont besoin d’une recommandation quelconque dans ma maison.

— Merci, dame Olconia. C’est aussi un honneur de te rencontrer et une grande joie pour ma mère de pouvoir t’assister en ces moments délicats.

— Tu peux dire « pénibles », va ! grommela-t-elle en posant sa main fuselée sur son petit ventre rond.

À mon âge… Grands dieux ! Qui l’aurait cru.

Mais ta mère est là, maintenant, ajouta-t-elle en se tournant vers elle pour lui presser à nouveau les mains. Et Concordia m’a assuré que nul médecin de l’empire ne saurait surpasser sa science ni son expérience. Si tu savais comme je suis soulagée de ta venue ! Tu peux prendre tranquillement tes quartiers à la caserne, Kaeso. Ta mère ne sera pas traitée en simple invitée, dans ma maison, mais en amie.

Concordia était bien en dessous de la vérité, en affirmant que dame Olconia appréhendait sa grossesse tardive. Malgré son ton enjoué et son sourire rayonnant, elle mourait de peur, sachant pertinemment que cette naissance risquait de lui être fatale.

— Ils ont cru que c’était moi qui attendais un enfant, intervint Saturnia avec acidité, s’attendant probablement à ce que sa mère partage l’affront subi.

Elle était revenue à pas de loup dans le vestibule et je m’aperçus qu’elle laissait courir un regard gourmand sur mes jambes nues.

Quelle différence entre cette petite prétentieuse sans grâce et sa mère.

— On ne peut guère leur en vouloir, ma fille…, laissa tomber cette dernière avec acidité.

La jeune femme poussa un petit cri offensé et disparut sous le rideau de l’atrium dans une envolée de voiles et de cheveux décolorés.

— Je ne voulais nullement la vexer, s’excusa ma mère.

Dame Olconia agita négligemment la main.

— Sa mère, la première femme de mon époux, l’a pourrie et son père lui passe tous ses caprices. Que cela lui serve de leçon. Mais je parle, je parle et vous devez avoir envie de vous rafraîch… Des aboiements plaintifs et des hurlements s’élevèrent alors de l’atrium et le portier, plus mort que vif, fit irruption dans la pièce.

— Maîtresse ! Un fauve !

— Un quoi ? Je me précipitai dans l’atrium pour assister à un spectacle apocalyptique.

Plusieurs esclaves et serviteurs en livrée ocre, tremblants de tous leurs membres et armés de balais, de récipients, de lampes ou de tout ce qui avait pu leur tomber sous la main, s’aplatissaient contre les murs peints en trompe-l’œil qui entouraient le bassin de l’impluvium.

Plongé dans ce dernier jusqu’aux genoux, Acarius, toute dignité enfuie, suppliait Io, qui barbotait joyeusement au milieu des carpes, de bien vouloir recracher la touffe de poils grisâtres qu’elle tenait dans la gueule.

— Elle a poursuivi le chien, maître ! cria-t-il pour couvrir les hurlements de Saturnia. Je n’ai pas pu la retenir !

— Il a mangé Apollon ! bramait la jeune femme. Mère, ce monstre a mangé Apollon ! Hildr poussa un long gémissement plaintif et se couvrit le visage des mains, consternée.

Je me dirigeai vers le bassin en adressant des gestes rassurants à tout ce monde.

— Elle n’est pas agressive. Pas de geste brutal. Restez calmes.

— Mais d’où sort cet animal ? s’enquit dame Olconia qui, bien que nerveuse, semblait plus amusée par le spectacle qu’inquiète pour sa sécurité.

— C’est Io, intervint ma mère, horriblement gênée par la pagaille que nous venions de semer.

Mon époux l’a ramenée à Kaeso d’une campagne en Afrique lorsqu’elle n’était encore qu’un bébé.

— Elle a tué Apollon ! geignit de nouveau Saturnia.

— Io ne tue que si je l’y autorise, assurai-je.

Io ! Ici ! ordonnai-je en désignant mes pieds. Tout de suite ! Martelai-je en voyant le regard du léopard se poser à tour de rôle sur moi et sur les carpes qui nageaient entre ses pattes, se demandant si le plaisir de tourmenter les poissons méritait la correction que je risquais de lui administrer.

Le chien, suspendu par la peau du cou entre les crocs acérés, n’osait esquisser un battement de queue.

Io inclina la tête sur le côté puis, d’un bond puissant qui provoqua un mouvement de recul des serviteurs et de Saturnia, sortit du grand bassin carré et s’ébroua pour chasser l’eau de son pelage tacheté.

— J’ai dit : ici ! maugréai-je en tapant du pied sur les mosaïques noires et blanches.

Elle laissa échapper un petit feulement contrarié et s’assit devant moi, tête haute, mais sans desserrer ses robustes mâchoires.

— Io…, menaçai-je.

Avec une mauvaise volonté évidente et sans consentir à se baisser d’un pouce, elle recracha la touffe de poils qu’elle tenait dans la gueule. Le chien s’écrasa sur les mosaïques avec un couinement pathétique avant de filer vers sa maîtresse en jappant.

— Elle est devenue à demi folle en voyant passer le chien, maître ! s’excusa le pauvre Acarius en sortant de l’impluvium. Vilaine fille !

— Quelle bête superbe ! s’extasia dame Olconia, qui avait enfin osé s’approcher. Puis-je ? Elle tendit prudemment la main vers la tête tachetée et Io accepta la caresse avec un ronronnement, pour la plus grande joie de la patricienne, qui s’accroupit à côté d’elle pour lui gratter le front entre les deux yeux et lui chatouiller les moustaches.

— Dame Olconia, non ! voulut la prévenir ma mère. Ne faites pas ç… Io éternua brutalement à la figure de notre hôtesse, la couvrant d’eau et de bave. L’une se raidit, dégoûtée, et l’autre se figea, la truffe morveuse, bien consciente à voir ma mine déconfite qu’elle venait de faire une bêtise, mais laquelle, ça…

 

 

 

 

Après un bain dans les thermes privés de la maison – et avoir joui sans retenue des attentions d’une jeune esclave gauloise généreusement envoyée par Olconia – je laissai Hildr et Acarius à leur installation pour prendre mes fonctions dans ma nouvelle caserne et me présenter chez le préfet de la ville. J’avais revêtu une tunique bleue, la couleur des milices locales, et une sobre cuirasse de cuir brun sans ornementation, achetée chez l’un des meilleurs armuriers de Rome. Les sangles latérales étaient encore un peu roides, mais se détendraient vite. J’avais complété ma tenue par une paire de caligae à la semelle cloutée et un ceinturon ayant appartenu à mon père, dans lequel j’avais glissé mon meilleur glaive, fraîchement aiguisé, huilé et astiqué, et le poignard qui lui faisait pendant.

Io, un large collier de cuir autour du cou, attendait patiemment dans le vestibule, sa courte laisse dans la gueule. Élevée à Rome parmi les chiens de combat de la caserne prétorienne, elle avait parfois du mal à comprendre qu’elle n’en était pas un elle-même – et devait par conséquent se garder de réagir comme tel. Un molosse qui bondit sur vous pour vous lécher la figure est une épreuve particulièrement désagréable, mais s’il s’agit, de surcroît, d’un léopard… Je coinçai mon casque à crête pourpre transversale sous le bras et fixai la laisse au collier de Io, impatiente de sortir au grand air se dégourdir les pattes.

— Et pas de bêtises ! la prévins-je. Personne ne te connaît, ici.

À Rome, Io était mon sous-officier le plus efficace. Elle me suivait dans chacune de mes rondes et de mes missions. Terreur des voleurs et des fauteurs de trouble de tout poil, qui détalaient comme des souris en la voyant apparaître au coin d’une rue, elle n’avait pas son pareil pour arrêter une bagarre ou calmer un rassemblement menaçant de dégénérer, ce qui était monnaie courante dans la plus grande cité de l’empire, particulièrement à l’occasion d’élections. Coqueluche des enfants, qui la cajolaient et la gavaient de friandises, toujours bienvenue dans les boutiques, tavernes et établissements officiels, d’où elle faisait fuir par sa simple présence les voleurs et les mécontents, Io évoluait dans la cité impériale avec des allures de reine inspectant son royaume, à l’affût du moindre incident. Qu’en serait-il à Pompéi ? Le portier nous ouvrit le battant sans la quitter des yeux, les jambes flageolantes, et me souhaita une bonne journée après m’avoir indiqué le chemin de la caserne des milices civiles et la maison du préfet Septimus.

Le soleil tapait dur, à l’extérieur, et l’air surchauffé me coupa le souffle. Il me fallut quelques instants pour m’habituer à la lumière éclatante de la rue et ce fut suffisant pour provoquer cris affolés et exclamations de surprise chez les passants.

Je leur adressai des sourires apaisants en tapotant la croupe d’Io, qui dévisageait les gens sans comprendre pourquoi ils s’écartaient sur son passage et refusaient de répondre à ses feulements de salut par une caresse ou un mot aimable. Mon uniforme, ma carrure peu commune et la laisse que je tenais fermement en main rassuraient cependant les badauds et, comme je m’y attendais, les enfants, poussés par la curiosité, furent les premiers à oser s’approcher.

« Comment il s’appelle ? », « Il mord ? », « Je peux le tenir ? », « Il va habiter ici, maintenant ? »…

Plus nous avancions sur la voie Apollonienne et plus les questions fusaient des bouches des bambins, qui nous précédaient pour se passer le mot et annoncer l’incroyable spectacle.

Lorsque Io et moi nous engageâmes sur la grande voie pompéienne, qui traversait la ville du nord au sud, certains commerçants sortirent même sur le pas de leur porte pour nous regarder passer.

Tout comme à Rome, je constatai qu’une fois vêtu de mon uniforme, le « Germain » disparaissait comme par magie. Les passants ne voyaient plus en moi un barbare, mais un grand soldat romain aux cheveux clairs et aux yeux bleus, plus particulièrement les femmes, qui m’adressaient œillades timides ou sourires engageants.

Cela me soulagea bien plus que je ne saurais l’admettre. Être considéré comme un étranger dans son propre pays n’est pas une sinécure, surtout lorsqu’on est chargé de le défendre…

— Belle bête ! plastronna un forgeron trapu, les bras croisés sur son tablier de cuir pour dissimuler l’imperceptible tremblement de ses mains.

Je le remerciai d’un hochement de tête et un tavernier dont une partie du comptoir donnait sur la rue – et qui voulait sans doute en remontrer à son voisin en matière de courage – m’interpella à son tour.

— Un solide garde du corps que tu as là, centurion !

— Qui est aussi le vôtre, à présent ! répondis-je avec un salut.

Ma réponse parut lui plaire et il s’extirpa de son comptoir pour offrir à Io – après s’être assuré que le forgeron n’en manquait pas une miette et que ma compagne ne risquait pas de lui arracher un bras – une saucisse juteuse, fraîchement sortie des braises.

— Pour te donner du cœur à l’ouvrage, ma belle ! fit-il en lui flattant prudemment le garrot.

Les voleurs ne manquent pas, ici ! Je m’apprêtais à le remercier quand je vis Io se figer, tendre l’oreille et s’aplatir au sol avec une plainte déchirante, tremblant de tous ses membres.

Mon sang ne fit qu’un tour.

— Qu’est-ce que tu lui as donné ? tonnai-je en saisissant le tavernier médusé par le col.

— Mais rien ! balbutia-t-il. Ce sont des saucisses faites de ce matin, je ne… Le grondement du tonnerre l’interrompit.

L’orage avait-il tourné sans crier gare pour s’abattre sur la cité ? Le ciel était pourtant parfaitement dégagé. Curieux… Le tonnerre grondait cependant comme je ne l’avais jamais entendu, à vous en faire vibrer les entrailles.

Io gémit de plus belle et le tavernier m’attrapa par l’une des sangles de ma cuirasse.

— Ne reste pas là ! hurla-t-il pour couvrir le bruit assourdissant.

Il me tira de force dans la taverne et la foule s’éparpilla soudain comme une envolée de moineaux pour se réfugier sous le premier porche ouvert. En un clignement de cils, tout ne fut plus que cris, affolement et prières, bientôt couverts, cependant, par l’assourdissant grondement.

Mis de force à l’abri de la taverne par les badauds épouvantés et Io serrée contre moi, j’essayai de scruter le ciel par l’une des petites fenêtres à la recherche de nuages.

Le bruit devint tellement puissant que je crus un instant que le sol lui-même vibrait.

Puis tout cessa, aussi vite que cela avait commencé.

Les quelques promeneurs qui s’étaient agglutinés dans l’établissement se figèrent, attendant je ne sais quoi, le visage blême et les yeux écarquillés.

— Regardez, le léopard se lève ! remarqua une femme replète.

En effet, Io s’était redressée sur ses pattes et s’ébrouait, parcourue de frissons.

Comme s’il s’agissait là d’un signe, chacun se détendit et adressa aux dieux une prière de remerciement.

— Vous avez souvent ce genre d’orages ? m’informai-je, époustouflé par ce à quoi je venais d’assister.

Des dizaines de paires d’yeux étonnés se tournèrent vers moi et le tavernier essuya la sueur qui coulait de son front d’un revers de main.

— Quel orage, centurion ?

— On voit que tu es nouveau ici, centurion ! ironisa un petit vieillard rabougri vêtu d’une tunique jaune passé.

— C’était un tremblement de terre, centurion, précisa le propriétaire. Un petit, précisa-t-il, Vulcain soit remercié de sa clémence.

La femme replète désigna le sol.

— Le forgeron travaille sous nos pieds, centurion.

Un coup de marteau lui aura échappé, mais il a eu la bonté de le retenir, grâces lui soient rendues.

— Un tremblement de terre ? répétai-je, interdit.

— Entendrez-vous le message, cette fois ? sanglota soudain un homme à la voix éraillée. Ou allez-vous rester sourds à sa colère et nous condamner tous ?

— La ferme, Brutus ! gronda le tavernier tandis que l’endroit se vidait.

À contre-courant des gens qui sortaient, je vis surgir un vieil homme maigre à faire peur, rongé par la pourriture – ou la saleté ? — et vêtu de haillons repoussants.

Il s’approcha de moi en boitillant sur sa canne et me transperça de son étrange regard jaune. Je n’avais jamais vu d’homme avec des yeux de cette couleur.

— Fiche le camp, Brutus ! menaça le maître des lieux. Personne ne veut entendre tes élucubrations !

Mais loin d’obéir, l’homme s’agrippa à ma cuirasse de ses longs doigts noueux.

— Elle est en colère, centurion, murmura-t-il en une horrible grimace qui découvrit ses dents gâtées. Ils l’ont salie, déshonorée ! Et un jour, Elle nous le fera payer, oui, tu peux me croire.

— Qui ? demandai-je.

— Ne fais pas attention à lui, centurion, il est fou, fit le tavernier en se tapant la tempe du doigt.

— Elle ! siffla le vieil homme. Pompéi ! Elle sait et voit tout ! Les crimes et les complots ! Ceux que les gens de Rome ont apportés avec eux.

Luxurieux, dépravés, meurtriers ! Tous des assassins ! Tous ! Et elle le sait, Elle. Elle les fera tous rôtir dans les flammes de la purification, et plus tôt qu’ils ne le pensent… Le tavernier lui tendit du pain et une saucisse.

— Ça suffit, Brutus, prends ça et fiche-moi le camp ou je demande au centurion de te mettre en prison. C’est ça que tu veux ? Effrayé, l’homme me lâcha et se saisit de la nourriture, qu’il serra contre sa poitrine comme un trésor.

— Elle est vivante, centurion, murmura-t-il encore avant de s’esquiver. Regarde-la bien et tu la sentiras vivre et penser…

— Ne fais pas attention à lui, centurion, railla le tavernier. Il est un peu dérangé, mais il n’est pas bien méchant. Tout le monde le connaît, ici ; il est aussi vieux que les murs ! Je le saluai et, hébété, sortis dans la rue.

Hormis quelques pots de fleurs à terre et une brouette renversée, sans doute dans l’affolement, la cité ne paraissait pas avoir à déplorer de grands dégâts. Les habitants semblaient d’ailleurs agir comme si rien ne s’était passé. L’habitude, sans doute.

Je songeai un instant à revenir sur mes pas pour m’assurer que ma mère n’avait rien, mais me ravisai. Tout était tellement normal que cela me parut déplacé. En fait, j’étais le seul à être choqué par ce qui venait de se produire et c’était très gênant, presque honteux. De quoi aurais-je l’air en faisant irruption dans la maison de notre hôtesse alors que les enfants eux-mêmes jouaient tranquillement dans les rues et avaient refait un cercle autour de moi et Io ? Essayant de garder ma dignité et un semblant de détachement, je poursuivis donc sur la voie pompéienne, ralenti par les passants et les commerçants curieux qui voulaient savoir qui j’étais et s’étonnaient de ma curieuse compagne.

À croire que le tremblement de terre n’avait jamais eu lieu.

Avides de se montrer sous leur meilleur jour, les Pompéiens m’assommaient d’informations sur leur ville. Tel quartier méritait vraiment un coup de balai, tel autre offrait les meilleures tables, un autre encore avait récemment subi un incendie, etc. Et quand j’osai enfin poser une question sur ce qui venait de se produire, je n’eus pour toute réponse que des haussements d’épaules indifférents et un : « Oh ! Ça arrive tout le temps ! »

Charmante cité… J’avais quitté le quartier fortuné, si j’en croyais les nombreux immeubles collectifs à trois ou quatre étages qui s’élevaient entre de rares maisons particulières, de construction bien plus ancienne. Ils étaient très bien entretenus, leurs balcons fleuris repeints de frais par les locataires et leurs murs stuqués de jaune, rouge et bleu à peine marqués par les intempéries. Sur certains d’entre eux, on pouvait lire les annonces de spectacles passés ou à venir, peintes en lettres vives et parfois ornées d’un dessin plus ou moins adroit : combats de gladiateurs ou spectacle théâtral offert à la ville par untel pour telle ou telle occasion.

Nous étions en fin d’après-midi et de nombreuses personnes sortaient des thermes publics dont l’une des façades donnait sur la voie pompéienne.

Les jeunes gens qui quittaient la palestre réagirent avec autant d’enthousiasme, si ce n’est plus, que le reste de leurs concitoyens en me voyant passer. À ce train-là, je n’arriverais pas chez le préfet avant la tombée de la nuit…

— Ta caserne est juste là, centurion, m’informa un jeune patricien lorsqu’il sut que je venais prendre mes fonctions dans sa cité.

Il gratouillait l’oreille d’Io, qui ronronnait comme un chat.

Je jetai un coup d’œil de l’autre côté de la rue par-dessus la tête des badauds et retins de justesse un juron.

La caserne semblait occuper la moitié du pâté de maisons, mais, si sa taille était tout à fait honorable, on ne pouvait en dire autant de son état… La façade délavée, les battants des fenêtres et la porte semblaient ne pas avoir bénéficié d’un coup de pinceau, encore moins d’éponge, depuis la mort du grand Jules César, soixante-quinze ans plus tôt ! Même de là où j’étais, je pouvais voir l’agglomérat de feuilles mortes, de poussière et de saleté qui obstruaient les gouttières du toit, dans lesquelles ne devaient plus circuler que les souris, les cafards et les oiseaux installés dans les conduits depuis plusieurs générations. Sur le seuil, sous l’avant-toit, la sentinelle que j’avais croisée à la porte du sel se curait les dents.

Io et moi traversâmes le carrefour pour nous présenter devant Marcus, « en faction » sous le porche. Il s’était bien fendu de quelques efforts vestimentaires, mais cela restait largement insuffisant à mon goût. Sous la lumière rougeâtre de la fin de journée, sa cuirasse astiquée à la va-vite ne brillait que par endroits et les lanières de son casque, mal graissées, pendouillaient comme des morceaux de cuir mâchouillés par un chiot. Pour comble du désastre ses sandales étaient mal lacées et il portait son glaive du mauvais côté.

— Sois le bienvenu, centurion ! beugla-t-il brusquement, faisant tressaillir plusieurs passants.

Je fermai les yeux, mortifié, et Io s’approcha de Marcus en feulant pour renifler le bas de sa tunique. Le milicien recula, toujours aussi raide, jusqu’à s’aplatir contre le chambranle en essayant de garder la tête haute et la poitrine saillante, ce qui n’avait pour effet que d’accentuer sa bedaine.

— Qui commande cette caserne, soldat ? lui demandai-je, provoquant de grands mouvements d’yeux affolés.

— Toi, centurion, répondit-il après mûre réflexion.

Je poussai un soupir déchirant.

— Qui la commandait jusque-là, imbécile ! m’emportai-je, vaincu par la fatigue.

— En fait… Chaque quartier était jusqu’à présent sous la responsabilité d’un milicien principal, centurion. Il n’y a pas d’officier supérieur.

Autrement dit : la pagaille. Chaque groupe faisait ce que bon lui semblait dans son coin avant de revenir à la caserne pour dormir et s’empiffrer, le tout dans l’anarchie la plus totale.

J’écartai Marcus du coude pour m’engouffrer dans le bâtiment.

— Pousse-toi ! Et regarde devant toi, lorsque tu es au garde-à-vous, pas au plafond ! Je pénétrai dans une pièce carrée – autrefois peinte en bleu, si j’en croyais les restes délavés – qui tenait lieu de vestibule. Enfin, de vestibule… De vestiaire et de cantine, plutôt, si j’en jugeais par les restes de pelures de fruits et la vieille tunique qui gisaient sous les bancs.

L’atmosphère était empuantie par de tenaces effluves de sueur rance et je pinçai les narines.

— Qu’est-ce que c’est que ce fatras ? invectivai-je un garçon occupé à astiquer un casque noirci et probablement prévenu trop tard de l’imminence de mon arrivée.

Il se redressa d’un bond et me salua.

— Nous étions en train de mettre de l’ordre, centurion.

— Je voulais dire : à quoi sert cette pièce ?

— Euh… Un peu à tout, centurion.

Je me plantai devant lui et approchai mon nez à un pouce du sien, à bout de nerfs. Il tremblait comme une feuille.

— Non, pas à tout, milicien ! Elle sert à accueillir les visiteurs !

— Les visiteurs, Centurion ? Je me dirigeai vers un bureau encombré de toute sorte de saletés et extirpai une paire de tablettes poussiéreuses d’un tas de chiffons.

— À prendre les plaintes des citoyens ! (Je brandis un rouleau mité.) À rédiger les rapports ! À écrire vos… J’avais voulu prendre un calame, mais l’encrier était venu avec. L’encre avait séché dans le flacon.

— Personne ne vient jamais, centurion, s’excusa le garçon. C’est une ville très calme.

Un court instant, j’eus envie de maudire mon sage et vieil ami Nerva, qui avait réussi à me faire muter à Pompéi, m’épargnant ainsi la honte de devoir proposer mes services comme garde du corps ou mercenaire. Spolié de mes biens et ne pouvant plus subvenir à mes besoins, moins encore à ceux de ma mère, je n’avais certes pu jouer les fines bouches lorsque le préfet de la ville m’avait offert cette charge, mais là… Je jetai l’encrier inutilisable au milieu d’un tas de détritus et m’enfonçai dans le bâtiment.

Le vestibule donnait sur une colonnade – elle aussi anciennement bleue – entourant une vaste cour carrée ayant grand besoin d’être nettoyée et désherbée.

Au centre de cette cour m’attendait la plus pitoyable et la plus maladroite présentation de troupes à laquelle il m’avait été donné d’assister.

— Soldats, en formation ! s’époumona un jeune homme aux cheveux châtains qui me tournait le dos lorsqu’il entendit mes sandales grincer sur les dalles.

Il était vêtu, chose assez étonnante, d’un uniforme impeccable, ce qui était loin d’être le cas de ses compagnons.

La quarantaine de miliciens qui n’étaient pas de corvée de garde ou de ronde s’étaient placés au centre de la cour en une formation qu’aucun manuel d’infanterie n’avait recensée jusque-là, les dieux en soient remerciés. Inutile de chercher un quelconque équilibre ni même une ligne droite, il n’y en avait pas.

Quatre rangées d’oignons ventripotents, fessus, ossus, mal rasés, quinquagénaires ou tout juste pubères se dressaient entre les mauvaises herbes de la cour comme des échardes sur le dos d’un âne.

— Bienvenu, centurion ! Les milices de la cité de Pompéi sont à tes ordres ! brailla encore le garçon en me faisant face, les yeux fixés sur mon plastron.

À voir sa taille élancée, son menton glabre et sa beauté d’éphèbe, il avait revêtu sa toge virile depuis peu.

Je m’approchai d’un pas las et Io, dont les yeux verts luisaient dans la pénombre, provoqua un mouvement de panique dans la laborieuse formation.

Casques, lances et même un glaive, roulèrent sur le tapis herbeux.

— Bon…, soupirai-je en pressant mon pouce et mon index sur mes yeux. Je veux voir tout le monde ici même demain à l’aube, faites passer le mot. Et, en attendant… disparaissez, décidai-je, totalement découragé. Pas toi, dis-je à l’éphèbe qui me fit plaisir d’un garde-à-vous en tout point parfait – hormis le fait qu’il ne me regardait pas en face et fixait toujours mon plastron.

Sans demander leur reste, ses compagnons s’égaillèrent sous la colonnade, où s’ouvraient les dortoirs, le long des murs latéraux.

— Comment t’appelles-tu, milicien ?

— Quintus Ludius, centurion !

— Inutile de crier, Ludius. Et regarde-moi quand je te parle.

Il rougit brutalement et leva la tête… pour fixer mon front.

— Comment se fait-il que tu sois le seul qui ait l’air d’un vrai militaire, ici ? m’enquis-je.

— Mon père servait dans les légions du Grand Drusus, centurion ! annonça-t-il fièrement.

— Le frère de l’empereur Tibère César ? (Il acquiesça.) Et toi, tu as choisi les milices civiles ?

— Je n’ai pu rejoindre l’armée régulière, centurion.

— Tu m’as pourtant l’air en pleine forme.

Il se permit un large sourire.

— Je suis aveugle, centurion.

Sidéré, je m’approchai et remarquai, en effet, que ses prunelles grises ne me fixaient pas ni ne bougeaient. Voilà donc pourquoi il avait tant de mal à viser mes pupilles…

— Que fais-tu ici, dans ce cas ?

— Je suis courrier, centurion. Chargé de porter les messages et de transmettre les instructions à travers la cité. J’ai aussi en charge depuis peu la distribution des soldes tous les dix jours, centurion.

— Sans y voir ? m’étonnai-je.

— De jour comme de nuit, centurion, répliqua-t-il avec humour.

Je me frottai le visage. Deux ronfleurs, un incapable, un troupeau d’incompétents et, maintenant, un aveugle. Cette caserne allait me rendre fou !

— Je connais chaque pavé, chaque mur et escalier de cette ville, centurion, plaida le garçon, inquiet de mon silence. Chaque cachette et chaque passage. Durant des années, j’ai étudié, effectué des reconnaissances dans chaque recoin de Pompéi et tu ne trouveras pas un homme capable de t’y guider comme je saurais le faire. Caches-y un as sous un pavé et je le trouverai !

— Dans ce cas, tu n’auras aucun mal à me montrer mes quartiers, Ludius.

— C’est là, centurion, fit-il, déçu, en désignant sans hésitation aucune la porte qui s’ouvrait à l’extrémité nord de la cour. Ton esclave a apporté tes effets.

Son enthousiasme était retombé et il s’était figé, le front barré d’un pli inquiet et les lèvres pincées.

S’il me fit pitié ? Non. Ludius avait un caractère trop bien trempé pour cela et j’avais passé suffisamment de temps dans l’armée pour reconnaître un homme courageux lorsque j’en voyais un.

Si je songeai à le mettre à la porte ? Bien entendu. Un officier dans ma position serait fou d’accepter un infirme inutile dans sa cohorte.

Je laissai le silence s’éterniser, guettant une larme, une plainte ou un soupir, mais rien ne vint.

Io renifla sa jambe et l’éphèbe tendit prudemment la main vers la tête du félin pour l’effleurer de ses doigts.

— Tu n’es pas un chien…

— C’est un léopard et elle s’appelle Io.

— Je ne sais pas ce que c’est, s’excusa-t-il en caressant l’échine souple.

La plupart de ses concitoyens avaient vu des léopards à l’occasion des chasses organisées dans l’amphithéâtre, mais le pauvre Ludius, lui, ne voyait rien.

— Une sorte de gros chat qui vit en Afrique, précisai-je.

— Elle griffe ? La question me surprit. En général, on me demandait plutôt si elle mordait. Mais c’est vrai que les chats griffent plutôt qu’ils ne mordent et que le garçon ne pouvait voir les crocs menaçants qui luisaient à quelques pouces de son visage.

— Non, elle est très bien dressée. Je dois me rendre auprès du préfet. Veille à ce qu’un garde reste à la porte jusqu’à mon retour.

— Il y a toujours un garde à l’entrée, centurion, de jour comme de nuit.

— C’est déjà ça… Allez, viens Io. Dis au revoir à Ludius.

— Centurion ! M’interpella ce dernier tandis que je m’éloignais.

— Oui, soldat ?

— Ils n’ont peut-être pas une allure très martiale ni des manières très dignes, mais… ce sont de braves types.

Un sourire indulgent étira mes lèvres malgré moi.

— Nous verrons, Ludius. Nous verrons… Je quittai les lieux, non sans ajuster le casque de Marcus au passage.

La maison du Septimus s’élevait quelques pas plus loin, à l’angle du carrefour opposé de la caserne, sur la voie longue, qui coupait la ville d’est en ouest. Le préfet occupait l’axe stratégique de la cité, au croisement des deux voies les plus fréquentées.

À cet endroit se mêlaient les gens qui allaient ou repartaient du forum – temple des affaires et de la politique à l’ouest de Pompéi – et les promeneurs de la voie pompéienne.

À présent, la température était plus supportable et les chaises à porteurs plus nombreuses.

C’était l’heure des invitations à dîner et des sorties dans les tavernes ; les passants avaient changé de tête et de mise. Le crépuscule faisait sortir les fêtards, mais aussi les criminels. Chaque porche, portail ou avant-toit devenait un abri ténébreux pour quiconque avait quelque chose à cacher et Io avançait la tête basse et les oreilles couchées, à l’affût. Elle retrouvait les réflexes des nuits romaines, dans les quartiers mal famés où je faisais parfois mes rondes, prête à intervenir au moindre signe avant-coureur de danger.

Malgré la chaleur, je vis de nombreux hommes vêtus de toges strictes, escortés de leurs serviteurs et de leur clientèle – a priori des personnages importants. Bien trop nombreux pour une si petite ville. À y regarder de plus près, je m’aperçus que j’en connaissais beaucoup, du moins de vue.

Sénateurs, chevaliers, riches hommes d’affaires venus de Rome… Pompéi avait beau être un lieu de retraite estivale très prisé des citadins, cela ne justifiait nullement un tel rassemblement. On m’avait dit que la retraite de l’empereur Tibère à Capri avait drainé une partie de la cour en Campanie, mais je ne m’attendais quand même pas à ce que ce fût dans de telles proportions… Si certains me reconnurent, ou reconnurent Io, ce qui devait forcément être le cas, ils n’en laissèrent rien paraître et ceux qui esquissèrent un instant d’arrêt détournèrent rapidement le regard avant d’accélérer le pas sans répondre à mon salut.

Certes, j’avais été déchu de mes fonctions à Rome, mais tous savaient que c’était le résultat des manigances de Séjan, ce cancrelat, ce préfet du prétoire à l’ambition démesurée qui, à force de chantage et d’intrigues avait réussi à se hisser au consulat au côté de l’empereur Tibère César. Un parvenu, un simple chevalier, un personnage odieux ayant gravi l’escalier des honneurs en marchant sur les têtes d’innocents. Têtes dont la mienne aurait fait partie sans Nerva, l’ami de l’empereur Tibère qui avait intercédé en ma faveur. Ces gens craignaient-ils donc plus Séjan que leur empereur pour feindre ainsi de ne pas me reconnaître ? Son pouvoir s’était-il étendu à ce point, durant les mois passés dans ma cellule ? À en faire trembler les plus influentes familles de l’empire à la seule idée de le froisser ? Cette pensée fit se hérisser les poils sur ma peau.

Ma compagne et moi nous présentâmes à la porte du préfet, où un portier à la mise particulièrement soignée faillit tomber à la renverse, emporté par l’élan de son sursaut à la vue du léopard.

— Attends ici, centurion, bredouilla-t-il, craignant de laisser pénétrer dans la maison un fauve assoiffé de sang qui les croquerait tous jusqu’au dernier.

Je patientai un court instant et, par la porte entrouverte, entendis un éclat de voix suivi des pas précipités de l’esclave. Celui-ci, essoufflé et confus, s’inclina devant moi et m’invita à entrer.

Je traversai le vestibule peint de fresques guerrières et suivis le serviteur jusqu’à l’atrium, les clous de mes sandales résonnant sur les mosaïques du sol où s’entrelaçaient poulpes, calamars et monstres marins dans une débauche de bleus et de verts. À l’opposé, la pièce s’ouvrait sur une colonnade donnant sur un jardin d’agrément dont les parfums se répandaient dans toute la maison. Le bassin de l’impluvium, au centre duquel une Diane chasseresse menaçait de son arc les nouveaux arrivants, parut intriguer Io, qui tira sur sa laisse avec insistance, ce qui ne lui ressemblait guère. J’en compris la raison en remarquant ce qu’elle devait prendre pour de curieux jouets mouvants, brillants et multicolores. À Rome, elle n’avait guère eu l’occasion de voir des poissons vivants… moins encore de les pourchasser dans un bassin.

— Ce sont des carpes, Io. Et c’est : non. (Elle inclina la tête sur le côté.) J’ai dit : non ! (Ses grands yeux verts se firent suppliants.) Pas toucher ! (Je tirai sur la laisse et elle s’assit sur le sol, le regard rivé sur les poissons.) Io… Avec un feulement qui n’était pas loin de ressembler à un soupir, elle consentit enfin à m’emboîter le pas, pour le plus grand soulagement du serviteur, qui se voyait déjà ramasser les cadavres des précieux poissons, les deux pieds dans le bassin.

— Elle n’a jamais vu de poissons dans un impluvium, expliquai-je. Enfin… jusqu’à il y a peu, me repris-je au souvenir de l’hécatombe piscicole évitée de justesse chez Dame Olconia.

— Ce sont des carpes très rares et très chères, centurion, crut-il bon de préciser. Le maître y tient beaucoup.

Il écarta une élégante tenture pourpre, dévoilant un corridor dans le mur peint d’un paysage agreste.

Le petit tronçon de couloir donnait sur un bureau où m’attendait le propriétaire des lieux, en compagnie d’un vieil homme dont la vue m’emplit de joie. Il était celui à qui je devais probablement d’être encore en vie.

Un sourire rayonnant éclaira son visage aristocratique et il me tendit les bras à la façon d’un grand-père aimant accueillant son turbulent petit-fils.

— Nerva ! m’écriai-je en me précipitant pour le serrer contre mon plastron.

 

II – Un vieil ami

 

Septimus, le préfet de la ville, était un homme discret, quelque peu effacé, mais au raffinement et aux manières irréprochables, comme il sied au représentant de l’une des plus anciennes familles romaines.

Âgé d’une soixantaine d’années, la tunique blanche austère, le regard pénétrant et le maintien un peu raide, il paraissait surgir d’un autre temps. Son langage aux tournures désuètes n’aurait pas dépareillé dans la clientèle d’un Pompée, d’un Jules César ou ni même d’un Sylla. Bien plus jeune que Nerva, il sortait néanmoins du même moule aristocratique que le vieil ami de mon père, à qui je devais la vie.

Son bureau était à son image : spacieux, fonctionnel, sans ostentation et percé d’une grande fenêtre donnant sur le jardin, d’où la lumière devait couler à flots en pleine journée. Mes sandales s’enfonçaient agréablement dans les tapis qui jonchaient le sol et les murs, simplement peints de jaune pâle et d’un pourpre très sombre avec, pour tout motif, de rares arabesques noires à mi-hauteur, invitaient au calme et à la concentration.

— Les tremblements de terre sont assez fréquents dans la région, me rassura le préfet en remplissant ma coupe. Mais rarement très forts, tu as pu t’en rendre compte. Beaucoup de bruit pour rien, comme bien des choses dans ce semblant de république.

— Le manque de liquidités se fait-il autant sentir ici qu’à Rome ? demandai-je.

Depuis plusieurs années, Tibère César n’avait entrepris nul chantier public d’ampleur ou levé des armées ni n’avait offert ou autorisé aucun divertissement public d’importance. De ce fait, les espèces engrangées via toutes sortes de taxes ou impôts dans les caisses n’en étaient pas ressorties, si bien que la péninsule commençait à souffrir d’un manque urgent de monnaies, deniers en tête.

— Pire qu’à Rome, centurion. Pompéi est une ville marchande depuis toujours. Si ça continue, nous en serons bientôt réduits à recourir au troc ou à n’utiliser que des monnaies grecques !

— Elles ne manquent ni de charme ni d’esthétique, notai-je avec humour.

— Je constate avec plaisir que ces quelques mois de geôle n’ont guère eu d’effet sur toi, mon garçon ! intervint gaiement Nerva pour changer de sujet en prenant la coupe de vin frais largement coupé d’eau que lui tendait un serviteur. Tu m’en vois très heureux.

Io se coucha aux pieds de Septimus et lui renifla les orteils, ce qui n’eut pas l’air de rassurer celui-ci.

Je levai ma coupe à la santé de notre hôte avant d’y tremper les lèvres pour goûter l’un des meilleurs vins que je n’avais jamais bu.

— Pourtant, on ne m’a guère laissé le temps de me retourner, soupirai-je. Deux jours pour régler mes affaires et quitter la cité, c’est peu.

Septimus laissa échapper un grognement méprisant.

— Voilà ce qui arrive lorsqu’on laisse les rênes le Rome à un moins que rien !

— Septimus… Le tança gentiment mon vieil ami. Et ta mère, Kaeso ? Comment va-t-elle ?

— Eh bien, elle…

— Elle est Germaine, m’a dit Nerva, me coupa le préfet. Et si j’en crois ton teint et ta carrure, tu dois lui ressembler bien plus qu’à ton père. Batave ?

Mes doigts se contractèrent sur ma coupe.

— Bructère… Laissai-je tomber, glaçant le vieil homme. Et, en effet, je lui ressemble beaucoup, ajoutai-je avec un sourire cynique en le voyant pâlir.

L’horrible réputation de sauvagerie des Bructères était donc connue jusqu’aux tréfonds de la Campanie, finalement.

Nerva toussota, amusé.

— Concordia m’a dit qu’elle lui avait trouvé une maison on ne peut plus agréable ?

— Oui. Celle du chevalier Lucius Cornelius Pompeius. Dame Olconia est une femme charmante.

— Et légère… Persifla le préfet.

— Septimus ! s’impatienta Nerva.

— Chacun sait que l’enfant qu’elle porte n’est pas de son époux ! Son aïeul rougit de honte sur son piédestal à l’heure qu’il est.

— Une statue à la gloire du grand Olconius trône au carrefour à qui il a donné son nom, au sud de Pompéi, précisa Nerva à mon intention.

Nerva et le Préfet Septimus évoquèrent alors avec regret « le grand temps de la République ». C’était un discours que je connaissais par cœur, le vieil ami de mon père, comme beaucoup d’hommes de son rang et de sa génération, étant coutumier de ce genre de propos. Je me fichais bien de la République, en cet instant, et les laissai débattre seuls.

J’étais épuisé et tout ce qui m’importait – hormis un repos bien mérité – était de savoir comment j’allais pouvoir remettre un semblant d’ordre dans l’écurie malodorante qui me servirait de caserne. J’en dessinai mentalement un plan vague et passai en revue les hommes que j’avais rencontré jusqu’à présent.

— Tu veux parler de Ludius ?

La question du préfet Septimus me fit sursauter.

— Pardon ?

Il répéta.

Je fronçai les sourcils, perdu, et Nerva dissimula un rire derrière sa coupe.

— Tu viens de soupirer : « il y a même un aveugle », précisa ce dernier. Tu dois faire allusion à Ludius.

— Je réfléchissais tout haut, m’excusai-je. Cela dit, je serais curieux d’apprendre comment un aveugle a pu être catapulté là.

Un esclave entra dans le bureau et s’inclina devant moi avec un plat de viande crue et d’abats.

— Est-ce que ça ira, centurion ?

J’acquiesçai et il posa le récipient à mes pieds, Io se léchant déjà les babines, et s’esquiva.

— Oui. Ludius… Reprit le préfet. Un gentil garçon. Son père est mort en héros aux côtés du noble Drusus, le frère de Tibère César. Un excellent soldat. La fierté de notre ville. De nos jours, les gens ne savent plus apprécier ce genre de sacrifice. Il a laissé une veuve sans ressources et un fils aveugle de naissance.

— Cela ne me dit pas ce qu’il fait là.

Il joignit les mains sur son ventre.

— C’est moi qui l’y ai mis, il y a six mois.

Septimus se tut, un sourire sur les lèvres, à l’affût, goûtant par avance l’effet de surprise qu’aurait cette annonce sur moi.

— Je ne vois toujours pas, avouai-je au bout d’un long moment.

Les épaules de Septimus s’affaissèrent d’un bon pouce et son sourire s’effaça.

— Vois-tu, mon garçon, commença-t-il comme s’il donnait une leçon de morale à un adolescent obtus, tout le monde semble avoir oublié que ce sont les soldats de valeur qui ont fait de Rome ce qu’elle est. Qu’ils méritent le respect et que leur bravoure doit être…

— Ludius a été enrôlé par Septimus à sa majorité en hommage aux hauts faits de son père, le coupa Nerva avec clin d’œil dans ma direction.

Je le remerciai d’un clin d’œil de m’avoir épargné la harangue à la gloire des valeurs républicaines et le préfet tordit le nez, vexé.

Un moineau passa devant la fenêtre donnant sur le jardin et Io dressa les oreilles.

— Nerva… Je te croyais à Capri, avec Tibère César, notai-je. N’es-tu pas son conseiller le plus précieux ?

Il haussa les épaules.

— J’avais affaire à Misène. J’en ai profité pour venir t’accueillir.

— Comment savais-tu que j’arrivais aujourd »… Question idiote. Concordia.

Ma cousine ne changerait décidément jamais. Quelle pipelette… Elle passait ses journées entre ses séances d’essayage, de maquillage ou de coiffure et les mondanités que pouvait offrir la ville de Rome. Ma tante avait eu la chance d’épouser l’héritier d’une ancienne famille sénatoriale et, de ce fait, leur fille ne manquait ni d’argent ni d’entrées dans les plus prestigieuses maisons. Contrairement au reste de la famille, elle nous avait cependant toujours voué une affection indéfectible, à ma mère et à moi. À l’instar de ses riches amies, dont la principale occupation consistait à compter les pierreries de leurs parures et à rêvasser, Concordia était irrésistiblement attirée par l’exotisme et l’étrangeté. Hildr était pour elle une source inépuisable de fantasmes en tout genre. Et je ne parle pas de moi… Du jour où elle apprit à marcher, je devins le gibier favori derrière lequel cavaler.

— Nerva… Me risquai-je, la gorge soudain nouée. Qu’est devenue la maison de mon père, sur l’Aventin ? On m’en a interdit l’entrée, en sortant de prison.

— On ne t’a pas mis au courant ?

Je fis signe que non et Io, sentant mon changement d’humeur, vint frotter son museau contre ma cuisse.

— On ne m’a laissé que le temps de prendre quelques affaires mises à l’abri chez ma cousine et de filer jusqu’ici pour ne plus en repartir. Hormis Concordia, ma famille elle-même a refusé de m’adresser la parole. Que s’est-il passé en quelques mois, Nerva ? Rome marche-t-elle sur la tête ?

Le vieil homme se leva et fit quelques pas dans le bureau, où, par une fenêtre étroite, filtraient les derniers rayons de soleil.

Io surveilla ses allées et venues du coin de l’œil.

— Ils ont peur, Kaeso… Tout le monde a peur. Depuis que Tibère César s’est retiré ici, en Campanie, Séjanus fait la pluie et le beau temps à Rome. À plus forte raison depuis que notre princeps l’a pris comme collègue au consulat. Tu imagines ? Un simple chevalier au poste le plus important de l’empire !

— Je sais tout ça. Mais Tibère reste César et il ne permettra pas à ce…

— Séjanus a su s’attirer les bonnes grâces de Tibère César par les moyens les plus sordides et les plus malhonnêtes ! Depuis des mois, il sème la terreur à Rome pour asseoir son pouvoir, désormais bien réel, tu peux me croire. Il…

Il fut interrompu par le portier, qui venait de faire irruption dans la pièce.

— Maître ! Maître !

— Eh bien, Glaucos, du calme ! Le tança le préfet. Que signifie ?

L’esclave agita les mains et trépigna.

— Mille pardons, maître… Gémit-il en s’inclinant bien bas. Le centurion est demandé de toute urgence au Neptune, maître.

— Au quoi ? m’enquis-je.

— Une taverne, sur le forum, précisa Nerva. Très convenable, s’empressa-t-il d’ajouter. Uniquement fréquentée par des négociants et des notables.

— Qui me réclame ? demandai-je.

— Tes hommes, centurion, bredouilla l’esclave, qui avait du mal à se contenir. Il y a eu un… il s’est produit un… enfin, un…

— Parle, voyons !

— Un… meurtre, chuchota-t-il d’une voix éteinte.

Nerva se raidit et le préfet laissa échapper un hoquet surpris.

— Je croyais qu’il ne se passait jamais rien, dans cette ville, relevai-je en me tournant vers Septimus.

Mais celui-ci paraissait trop secoué pour répondre.

*

Les tavernes du forum avaient illuminé leurs façades colorées de petites lampes à huile suspendues devant leurs portes. Le cortège des clients venus dîner, ou déjà repus et avides de retrouver leurs Pénates, s’éparpillait dans les rues piétonnes qui se déployaient tout le long forum pour plonger dans la ville enténébrée.

La taverne de Neptune se trouvait au nord du forum, sous l’une des colonnades du grand marché, qui ne tarderait pas à grouiller d’agitation aux premières lueurs de l’aube. Son enseigne, un trident d’or sur fond bleu, pendait élégamment au-dessus de la porte et – chose étrange pour un endroit où l’on vient de commettre un meurtre – l’établissement était comble. Par les deux petites fenêtres, on pouvait voir des dizaines de clients attablés engloutir tranquillement quantité de poissons et fruits de mer en tout genre.

Nerva et le préfet Septimus, qui avaient tenu à m’accompagner, échangèrent un regard éloquent.

— Comment peut-on avoir le cœur à dîner attablé à côté d’un cadavre ? s’étonna le vieil ami de mon père.

J’étais sur le point de me croire la victime de farce de mauvais goût lorsqu’un sifflement discret et répété se fit entendre.

Je tournai la tête en tout sens et ma main se porta d’instinct à la poignée de mon glaive, mais Io réagit avant moi et se dirigea vers un porche où j’eus la surprise de trouver Marcus. Il rougit en reconnaissant les deux hommes qui m’accompagnaient.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de meurtre ? M’emportai-je.

Il me fit signe de baisser d’un ton et de le suivre sous le porche.

Je pénétrai dans une sorte de grand cellier, Nerva et Septimus sur mes talons.

Là, adossé à une énorme amphore d’huile et soutenu par un esclave, un homme bedonnant entre deux âges essuyait son visage rougeaud d’un pan de son tablier en murmurant des prières – entre autres.

— Maudits… Chacals… Dans mon établissement… Mercure, viens-moi en aide…

— Qu’est-ce qui se passe, ici ? questionnai-je.

L’homme au tablier, apparemment le propriétaire, me remarqua enfin et, la première surprise passée, joignit les mains en levant vers moi des yeux suppliants au risque de se dévisser les cervicales.

— Je venais chercher des olives pour mes clients et il était là ! Ce chacal ! Cet ivrogne ! Préfet Septimus, gémit-il en s’adressant à mon compagnon. Si le bruit se répand, je suis bon pour jeter tout ce que contient cette réserve aux cochons ! Je serai ruiné ! Rui… Ah ! Jupiter, aie pitié d’un honnête homme !

Il saisit son esclave terrifié par les épaules et le poussa devant lui pour s’en servir de bouclier vivant face à Io. Elle ne fut pas dupe. En feulant doucement, elle essaya de contourner le serviteur pour renifler le couard ventripotent, mais ce dernier faisait pivoter le serviteur en fonction des mouvements du félin.

Io montra les crocs.

C’en était trop pour le pauvre esclave terrifié, qui éclata en sanglots.

— Io ! Aux pieds ! ordonnai-je. Ne crains rien, rassurai-je le serviteur et jetant un regard glacé à son maître, elle ne mord que les lâches.

Nerva posa une main apaisante sur mon épaule et je me forçai au calme.

— On m’a parlé d’un meurtre, fis-je entre mes dents.

— Par ici, centurion, intervint Marcus.

Je le suivis entre les amphores, les caisses de crustacés, les sacs d’épices et les Dieux savaient quoi d’autre jusqu’à la seconde porte de la réserve, qui donnait sur une petite cour intérieure commune à plusieurs tavernes. Il y faisait aussi noir que dans un four.

Marcus se planta derrière deux autres miliciens accroupis là, sur le sol de terre battue, une petite lampe à huile à la main.

— C’est ça que t’appelles « un peu » balèze ? entendis-je murmurer l’un d’entre eux.

Je fis comme si je n’avais rien entendu et m’accroupis à leur côté.

Entre eux gisait un corps, la tête tordue contre le chambranle en un angle impossible.

Je réclamai d’autres lampes.

Io renifla patiemment le corps étendu et m’adressa un regard expressif, presque écœuré. L’homme empestait le mauvais vin.

L’esclave tremblant me tendit une lampe à huile porte-bonheur en forme de phallus ailé et je la levai pour observer le corps.

Il s’agissait d’un homme d’une quarantaine d’années, émacié, mal rasé et vêtu d’une grossière tunique brune, raccommodée en de nombreux endroits. Ses sandales étaient usées jusqu’à la corde et réparées plus souvent qu’à leur tour.

— Ce soir, il a bu sa dernière coupe, notre Grec, nota Marcus en passant le doigt sur le chambranle ensanglanté.

— Tu le connaissais ?

Il haussa les épaules.

— Tout le monde connaît cet ivrogne de Syagros, centurion. C’était l’un des artisans les plus réputés de Pompéi… avant.

— Avant quoi ?

— Avant qu’il remplace Apollon par Dionysos dans son laraire, railla-t-il. Il a bu sa fortune et son talent s’est noyé dans ses vomissures. Il y a dix ans, les plus grandes dames de Rome auraient tué père et mère pour un camée de sa main. Mais, depuis quelques mois, il n’arrivait même plus à se tailler les ongles.

L’adresse des graveurs de Campanie était célèbre dans tout l’empire. D’un simple coquillage, d’une pierre brute ou d’une informe masse de métal, ils faisaient des chefs d’œuvre. Je m’étais moi-même ruiné pour offrir l’un de ces prestigieux camées pompéiens à ma mère, lorsque j’avais été promu centurion au sein de la garde prétorienne.

Je soulevai l’une des mains de Syagros. Comment ces extraordinaires outils qui avaient fait naître des merveilles, marqués par l’utilisation du poinçon et irrémédiablement noircis par les métaux et les acides, avaient-ils pu délaisser les gemmes scintillantes et l’or pour le gobelet ? Quel gâchis…

Prudemment, je passai la paume sous la nuque du cadavre et sa tête bascula brutalement sur son épaule, désarticulée.

— Il a dû se briser le cou en percutant le chambranle, confirmai-je.

— Étonnant qu’il ne se l’ait pas brisé plus tôt, soupira Marcus. Une fois, nous l’avons même repêché dans le Sarno, cet imbécile.

L’un des miliciens présents, un jeune homme aux yeux globuleux et aux dents blanches éclatantes, secoua la tête.

— Ce n’est pas un accident, centurion, il a été poignardé.

Je levai vers lui des yeux étonnés et il me tendit un long canif en corne à la lame rougie en me désignant une estafilade sur le flanc gauche du malheureux.

— Nous l’avons trouvé à côté du corps, précisa son compagnon.

Je les regardai à tour de rôle et tiquai, me demandant si la faible lumière dorée de la lampe ne me jouait pas de vilains tours. Ou étais-je fatigué au point de voir double ?

Au bout de quelques instants, je réalisai enfin qu’il s’agissait de jumeaux. Voilà encore qui s’annonçait aisé…

Io s’approcha de l’un d’eux pour le renifler avec insistance et celui-ci, soudain très nerveux, porta prestement la main à sa ceinture.

— Euh… Il y avait aussi ça, bredouilla-t-il sans quitter le léopard des yeux me tendant une bourse. Quand on l’a trouvé, les monnaies étaient éparpillées sur le sol.

Je le gratifiai d’un regard noir et jetai un coup d’œil dans la petite bourse de cuir. Une dizaine de quadrans, trois as et deux sesterces. Juste de quoi faire un bon repas et s’offrir quelques gobelets de vin. Personne n’aurait tué pour ça, mais n’aurait pas non plus abandonné ces pièces sur le sol, à plus forte raison en ces temps où la petite monnaie se faisait rare.

— Ce n’est donc pas un vol…

— Une bagarre d’ivrognes, siffla Marcus, écœuré. Ça n’arrête pas.

Io renifla la blessure à la tête, qui avait largement saigné, et je promenai ma lampe autour du cadavre. Un homme poignardé au ventre aurait dû se vider de son sang or, hormis celui qui avait coulé de son front, la terre battue était on ne peut plus sèche.

Je me penchai sur le défunt Syagros pour examiner la plaie. Elle avait à peine saigné et je ne connaissais qu’une catégorie d’individus que l’on pouvait larder de coups de couteau sans laisser échapper plus de quelques gouttes du précieux liquide : les morts.

On avait donc visiblement poignardé ce pauvre hère après qu’il se soit brisé l’échine contre le chambranle de la porte. À supposer qu’on ne l’ait pas aidé à le faire, bien entendu.

Mille suppositions se faisaient jour dans mon cerveau, mais celui-ci étant hélas aussi éreinté que moi, il m’était impossible d’y voir vraiment clair. En tâtant le flanc malmené, je sentis une bosse sous mes doigts, au niveau de la ceinture, et je glissai ma main sous la tunique.

J’eus la surprise d’y découvrir une autre bourse à même la peau, solidement fixée à une cordelette attachée autour des hanches.

Sans plus de manières, je tendis la lampe à l’un des jumeaux, soulevai la tunique empuantie de vinasse et tranchai la corde pour récupérer la bourse, que je vidai dans ma main. Une bonne dizaine de deniers et trois aurei scintillèrent au creux de ma paume. Une vraie fortune pour un homme comme Syagros.

Marcus siffla.

— C’est peut-être ça que cherchait le voleur, risqua-t-il.

— Et dire qu’il laissait mourir ses gosses de faim, ce salaud ! persifla l’un des jumeaux.

Son frère le poussa discrètement du coude et il rougit.

— Il a donc une épouse ? m’enquis-je.

— Oui, centurion, répondit le garçon. Devons-nous lui apporter le corps ?

Je secouai la tête.

— Non. J’aimerais l’examiner à la lumière du jour, lorsque j’aurais les idées plus claires. Ramenez-le à la caserne.

Les jumeaux ouvrirent de grands yeux et Marcus grimaça.

— Mais… où on va le mettre ?

Je haussai les épaules.

— Débrouillez-vous. Prévenez sa femme et…

J’allais leur tendre les bourses pour qu’ils les remettent à sa veuve, mais je me ravisai. Je n’avais aucune confiance.

— Et dites-lui qu’elle passe me voir demain pour récupérer les effets de son époux.

— Nous pouvons les lui donner ce soir, intervint l’un des jumeaux.

— Non, elle doit signer une décharge, prétextai-je. C’est la loi.

Je me redressai en me massant les reins et rejoignis le tavernier, le préfet et Nerva dans le cellier.

— Il s’agit bien d’un meurtre, annonçai-je, Marcus avait raison.

Les épaules du préfet s’affaissèrent et un toussotement discret se fit entendre dans mon dos.

Il s’agissait de l’un des jumeaux, mais lequel, ça…

— Assure-toi qu’il ferme les portes de sa taverne, ordonnai-je en désignant le tenancier, qui vira au blanc maladif. Je dois savoir quels clients sont sortis pour se soulager dans la cour durant les dernières heures. Marcus ! Fais de même avec toutes les tavernes ayant accès à cette cour et appelle du renfort pour interroger les clients.

Le propriétaire poussa un gémissement affolé et Septimus leva la main, figeant Marcus.

— Attends, mon jeune ami, dit-il calmement. Tu ne peux pas faire ça.

— Quelqu’un a peut-être vu quelque chose, je dois interroger tout le monde.

— Mais tu n’y penses pas, centurion ! s’écria le tavernier, qui calculait déjà la perte financière.

— Un homme a été tué chez toi ! lui rappelai-je.

Le préfet lança un regard implorant à Nerva, qui s’avança alors et passa un bras autour de mes épaules.

— Kaeso… Tu n’es pas à Rome, ici.

— Mais…

— Écoute-moi, mon garçon. Je comprends très bien ce que tu ressens, mais Syagros n’était qu’un ivrogne couvert de dettes et ce qui est arrivé, aussi terrible et sauvage que cela puisse te sembler, était inévitable. Dans ces tavernes, ajouta-t-il, se trouvent des sénateurs influents, des familles patriciennes entières et divers notables, pour la plupart venus de Rome. Comment vont-ils réagir, à ton avis ?

Je serrai les poings, essayant de ravaler ma colère.

— Je ne fais que mon devoir, Nerva. Cette ville est désormais sous ma protection et celle de mes hommes. Je ne peux décemment pas laisser commettre des meurtres en toute impunité.

— J’entends bien, mais réfléchis. Beaucoup des gens qui sont là-dedans te connaissent et savent ce qui t’a amené ici. Comment prendront-ils le fait d’être molestés et interrogés par un prétorien déclassé ? Et tout cela pourquoi ? Parce qu’un ivrogne a été assassiné. Kaeso… Tu es un garçon intelligent alors penses-y à deux fois.

— Selon toi, je devrais fermer les yeux ?

— Non. Mais ne fais pas de vagues. Pas tout de suite. Tu ne peux pas encore te le permettre. Attends de prendre tes marques et laisse à la population le temps de te connaître.

Je poussai un profond soupir et levai les yeux au plafond, où pendaient salaisons et chapelets d’ail.

Le préfet se mordillait la joue et le tavernier attendait ma décision en priant tous ses grands Dieux qu’il ne me vienne pas à l’esprit de semer la pagaille dans son établissement.

— Très bien, fis-je, vaincu. Mais je mènerai mon enquête d’une façon ou d’une autre.

Nerva leva les mains en signe d’acquiescement.

— C’est tout à ton honneur.

Le propriétaire semblait se retenir pour ne pas sautiller de joie et je pivotai vers lui.

— Qu’un ou deux de tes esclaves aident mes hommes à ramener le cadavre à la caserne, ordonnai-je.

— Je vais faire atteler une charrette immédiatement. Il ne sera pas dit que Balbus ne fera pas tout ce qui est en son pouvoir pour aider les courageux miliciens de sa ville ! Claironna-t-il avec le sourire de celui à qui l’on vient d’annoncer un juteux héritage

— Vraiment ? crachai-je, écœuré par le personnage. Alors « Balbus » va aussi se débarrasser de tout ce qui se trouve dans ce cellier, le remplacer, et purifier son établissement afin que ses nobles clients ne soient en rien souillés par l’ombre fétide de Mors.

Il blêmit.

— Quoi ?

— C’est la loi, fis-je avec un sourire.

— Mais…

— Il a raison, Balbus, martela le préfet Septimus. Une mort violente à souillé ta maison et ton établissement. Tu dois les purifier, sacrifier aux Dieux et te débarrasser de tout ceci, ajouta-t-il en désignant les marchandises d’un ample geste de la main.

Le tavernier se laissa tomber sur une amphore de vin, qui faillit céder sous le poids.

— Je suis ruiné… Pleurnicha-t-il.

— Tu le seras si tu ne fais pas le nécessaire et que tu es condamné à une amende par les autorités de cette ville, lui rappelai-je avec un clin d’œil. Viens, Io.

Je le laissai planté là, presque agenouillé, suppliant le préfet, et sortis dans la rue pour respirer de l’air frais.

Des rires me parvinrent par l’une des fenêtres du Neptune et je m’approchai discrètement pour jeter un œil dans la salle et tendre l’oreille.

D’après Septimus, c’était l’endroit où l’on trouvait les meilleurs fruits de mer de la ville. Luisante de propreté, les portes et les fenêtres de la taverne étaient ornées de tentures brodées de poissons d’argent, du même ton que les nappes, serviettes et tabliers des serviteurs. Les cloisons disparaissaient entièrement sous des fresques murales aux motifs aquatiques qui n’auraient pas dépareillé dans une maison patricienne. À bien y regarder, si l’on exceptait un Poséidon barbu et ses néréides à la peau d’albâtre, on pouvait même y lire le menu sur les murs : gastéropodes, crustacés, poissons en tout genre…

Une certaine promiscuité régnait dans l’établissement et il n’était pas difficile, pour qui s’en donnait la peine, de saisir quelques bribes de conversation ça et là.

« Il a doublé sa production de vin et… » ; « Un spectacle à couper le souffle. C’est vraiment un artiste qui… » ; « Et voilà qu’elle lui amène une murène si grosse que… » ; « Un imbécile ! Je ne sais comment elle a pu épouser ce… » ; « Il est tombé de tout son long, te dis-je ! Et devant l’estrade… » ; « Ce cheval ne vaut rien. Tu devrais… »…

Discussions anodines et joviales qui seyaient merveilleusement à des marchands ou à des mondaines, mais pas à des aristocrates. Depuis quand édiles, duumvirs, sénateurs ou que sais-je encore évitaient-ils de parler politique lorsqu’ils étaient réunis, à plus forte raison confortablement attablés dans des lieux comme celui-ci ? S’il existait un sujet qui avait toujours enflammé les romains d’un bout à l’autre de l’empire, c’était bien la politique ! Or, ici, rien. Pas un mot, pas une allusion ni même un nom. Curieux.

Il me semblait assister à une comédie bien orchestrée. Une pièce de théâtre dans laquelle chacun jouait un rôle déterminé, prenant garde d’éviter la moindre entorse au texte écrit avant d’entrer en scène. La peur sourdait sous les rires et chaque regard se teintait de méfiance.

— Tu as l’air songeur, mon garçon, remarqua Nerva, que je n’avais pas vu sortir de l’établissement.

— Juste épuisé.

— Oui, tu as dû passer une rude journée. Et je ne parle pas de la soirée… Septimus, y allons-nous ?

Le préfet se débarrassa du tavernier pleurnichard, mais fut presque aussitôt pris à part par un petit homme replet aux doigts surchargés d’anneaux et vêtu à l’orientale.

— C’est son fournisseur de garum, m’expliqua Nerva. L’un des meilleurs de Pompéi, d’après ce qu’il m’a dit.

Curieuse ville où le préfet fait patienter un conseiller de l’empereur pour parler cuisine avec marchand de garum…

Je n’appréciais pas particulièrement cette sauce d’entrailles de poisson fermentées dont tout le monde relevait les plats. Mes amantes et ma mère m’avaient habitué à des épices et des sauces autrement délicates. Le commerce du garum était plus que florissant si j’en jugeais par le poids d’or que transportait le marchand autour du cou et des doigts.

Après d’interminables palabres chuchotées à l’écart, Septimus consentit enfin à laisser aller son « fournisseur » et à nous rejoindre.

Je réalisai alors qu’une escorte nous attendait.

En voyant le préfet, deux hommes battis comme des lutteurs qui patientaient tranquillement, assis sur le perron d’une boutique voisine, bondirent sur leurs pieds. Ils allumèrent leurs torches à la lampe de la taverne et se placèrent respectivement devant et derrière nous, attendant que leur maître donne le signal du départ.

L’intendant de Septimus avait dû envoyer ces deux esclaves armés de torches jusqu’à la taverne, craignant que son maître ne se rompe les os dans les rues enténébrées en trébuchant sur un pavé.

Nous nous engageâmes donc sur la voie longue et poursuivîmes tranquillement en direction de la maison du préfet.

— Alors comme ça, cette cité est d’un « calme olympien » ? Taquinai-je Nerva.

— J’avoue que, jusqu’ici, la chance ne t’a pas souri, rétorqua-t-il avec humour.

— Nerva… Fis-je tout en marchant. Tu me parlais de Séjanus, tout à l’heure, dans la maison de Septimus.

Il cracha sur le sol, geste grossier qui ne lui ressemblait guère.

— Séjanus… Les cohortes prétoriennes, que ton défunt père et toi avez commandées, sont à sa botte et c’est sous leur menace que Séjanus tient la ville.

— Les prétoriens sont fidèles à la famille impériale ! me récriai-je.

— Les prétoriens sont fidèles à qui les paye, à savoir leur préfet ! Me reprit Nerva. Et Séjanus paye gros. De plus en plus gros…

En l’entendant élever le ton, Io grogna dans sa direction et je lui assénai une petite tape sur la tête.

— Qu’est devenue la maison de mon père ? repris-je plus sereinement. Le portier de Septimus ne t’a pas laissé le temps de répondre.

— Elle a été offerte à l’homme qui a accusé Metellus Varus. Un remerciement de Séjanus pour l’avoir aidé à se débarrasser d’un adversaire un peu trop zélé.

Je revoyais le corps de Gaius Metellus Varus, exécuté sous de fausses accusations et jeté au bas de l’escalier des Gémonies comme un vulgaire assassin.

C’est me faire l’avocat du pauvre homme qui faillit me coûter ma tête et me valut de longs mois de prison.

Le crime de Varus ? Avoir dénoncé les manigances de Séjanus contre la noble Agrippine et son fils aîné, Néro, héritier officiel de l’empire, que le préfet du prétoire avait placés en résidence surveillée sur une île.

Je ne comprenais toujours pas comment Séjanus avait pu convaincre Tibère que son petit-fils Néro représentait une quelconque menace pour lui.

Néro… L’arrière-petit-fils du Divin Octave Auguste. Élevé à l’ombre de ses prestigieux ancêtres dans le seul but de servir l’empire.

Il avait été mon meilleur ami, malgré nos différences de classe. Ses obligations de prince héritier et mes fonctions militaires nous avaient empêchés de nous fréquenter ces dernières années aussi souvent qu’auparavant, mais mon affection pour lui n’avait jamais faibli. Nous avions même pris notre toge virile le même jour. Hildr avait soigné nos maladies enfantines et sa mère Agrippine nos premiers chagrins d’adolescents. En Germanie, j’avais même remplacé Néro auprès de son cadet, Caligula, comme si le garçonnet avait été mon propre petit frère.

Mon père, officier dans l’armée du grand Germanicus, le père de Néro, était aussi l’un de ses plus fidèles amis. Comme Agrippine, ma mère avait suivi son époux dans la campagne de Germanie et elle n’était pas étrangère aux victoires du grand homme, loin s’en fallait. Plus d’une fois, je la vis quitter le camp la nuit avec lui et mon père pour aller parlementer avec les tribus bructères, dont elle était toujours l’une des prophétesses malgré son mariage avec un Romain.

J’étais un tout jeune adolescent, à l’époque, et l’un des rares enfants à séjourner au camp. L’autre était le petit dernier de Germanicus âgé d’à peine cinq ans et il ne nous lâchait pas d’une semelle, ma mère et moi. Caligula faisait régulièrement irruption dans notre tente vêtu du petit costume de légionnaire qui avait fait sa célébrité et agitait son épée de bois : « Hildé ! Viens ! mamma doit soigner des soldats ! » « Hildé ! Mon père dit que tu dois aller à la tente où y’a les cartes. » « Tu me racontes l’histoire du Dieu qui fait de la foudre avec son marteau ? Hein, Hildé ? »

Il n’avait jamais réussi à prononcer correctement le nom de ma mère…

— Qui est ce mystérieux accusateur, qui se vautre dans une maison qui ne lui appartient pas, Nerva ? Un proche ami de Séjanus, j’imagine ?

— Lucius Gallus Rufus, laissa tomber le vieillard. Je suppose que ce nom te dit quelque chose ?

Je me raidis, les poings serrés, gagné par une rage incontrôlable. Rufus n’était que fantassin dans la cohorte prétorienne que je commandais.

— Salopard ! explosai-je, faisant tressaillir Io et les serviteurs du préfet. Et dire que c’est moi qui lui ai tout appris ! Traître !

Septimus posa une main apaisante sur mon épaule.

— Tu l’as dit, centurion. Rome marche sur la tête.

— Tibère doit ouvrir les yeux ! Nerva ! Tu es son ami et son conseiller ! N’y a-t-il donc personne pour lui rapporter ce qui se passe ?

— Mais aucune preuve tangible, hélas…

— Aucune preuve ? Agrippine et Néro croupissent dans des îles isolées au large de Misène sous de fausses accusations ! Séjanus élimine un par un tous ceux qui risquent de contester ses pouvoirs. Mais que font Drusus et Caligula, par tous les Dieux ? Vont-ils laisser leur mère et leur frère enfermés jusqu’à la mort de Séjanus ? Qu’attendent-ils pour soulever leurs partisans, à Rome ?

Septimus agita la main.

— Il s’est passé beaucoup de choses pendant que tu croupissais dans ton cachot, Kaeso, chuchota Nerva. (Je me tournai franchement vers lui, alarmé par l’expression de son visage.) Drusus est en résidence surveillée au Palatin, accusé d’avoir fomenté une tentative de soulèvement contre Tibère. Quant à Néro…

Il me pressa l’épaule et secoua la tête.

Je m’arrêtai de marcher, sous le choc.

— Je suis désolé, mon garçon.

— Comment ? Réussis-je à articuler après un long moment.

— Officiellement, un suicide.

— Balivernes !

— Pourtant, les témoignages sont formels. Il s’est laissé mourir de faim.

Je m’adossai contre le mur d’une maison, effondré.

— Et Caligula ? m’enquis-je, redoutant la réponse. (Septimus baissa la tête) Ne me dis pas ça…

— Il est vivant, Kaeso, assura Nerva, me rendant le souffle qui s’était solidifié dans mes poumons. Tibère l’a fait venir à Capri il y a peu, sur les conseils de sa belle-sœur, Antonia. Sans doute une manière de le mettre à l’abri de Séjanus.

Je reconnaissais bien là l’adresse de la mère de Germanicus. J’avais souvent eu l’occasion de côtoyer la grande et puissante Antonia, fille de Marc Antoine, et j’étais certain d’une chose : elle adorait ses petits-enfants et ferait tout ce qui était en son pouvoir pour protéger Caligula.

Je me remis en marche, suivi par toute la petite troupe.

— Je ne l’ai pas vu depuis au moins dix ans, réalisai-je alors. Ce doit être un homme, à présent.

Nerva laissa échapper un petit bruit méprisant.

— Un fichu caractère, comme sa mère ! Et un esprit aussi tortueux qu’un serpent.

Io s’arrêta soudain, babines retroussées et oreilles couchées, prête à bondir.

— Attendez ! fis-je, interrompant la conversation.

Les esclaves s’arrêtèrent et échangèrent un regard étonné.

Io poussa un rugissement et tira sur sa laisse en direction d’un portail plongé dans l’obscurité, de l’autre côté de la voie.

— Là ! dis-je aux porteurs. Éclairez cette maison !

— Qu’y a-t-il, centurion ?

Ils obtinrent seuls la réponse à sa question. Alerté par les torches et effrayé par le rugissement du léopard, un homme jaillit du porche pour filer dans une ruelle.

— Attrape ! Ordonnai-je à Io en la libérant de sa laisse.

Tous crocs dehors, elle bondit en direction du fuyard à une vitesse effrayante, ses muscles puissants ondulant sous son pelage tacheté. Nerva et Septimus, impressionnés, n’osaient plus ébaucher un pas.

J’arrachai la torche des mains de l’un des esclaves et m’approchai du porche. Dans le cercle de lumière apparut un homme d’une quarantaine d’années, à demi assommé contre la porte, quelques gouttes de sang coulant de son front sur sa toge immaculée.

À ce spectacle, Nerva et le préfet soulevèrent la leur et se hâtèrent de traverser la rue, suivi du second esclave.

— Tu m’entends ? demandai-je à homme, qui essaya de se relever. Ne bouge pas.

— On… On m’a frappé… Gémit-il. Je rentrais chez moi et…

— Restez avec lui, fis-je à mes compagnons en tendant mon casque à l’esclave avant de filer à mon tour vers la ruelle où j’avais vu disparaître le voleur.

Je n’eus pas longtemps à courir avant d’entendre les plaintes du fuyard. Io avait bondi sur son dos à la première intersection de la venelle.

Le larron, un adolescent pouilleux, pleurnichait face contre terre sur les pavés et le léopard pesait de tout son poids sur lui, comme je lui avais appris à le faire, ses puissantes pattes antérieures plaquées sur les omoplates du garçon.

Il feulait contre son oreille en dénudant ses crocs pour lui faire comprendre que le moindre geste lui serait fatal.

— Io ! Lâche !

Aussitôt, elle redressa la tête et libéra le voleur, mais resta près de lui, sur le qui-vive, attendant le moindre signal de ma part.

— Viens là, toi ! fulminai-je en soulevant le gamin par la peau du cou pour le plaquer contre le mur de la ruelle.

Il pleurait de terreur et sa crainte d’être dévoré tout cru avait été telle que sa vessie l’avait trahi.

— Qu’est-ce que tu as chapardé ? criai-je à son oreille ? (D’une main tremblante, il sortit une bourse de sa ceinture.) Io ! Prends !

D’un bond élégant, elle s’empara de l’objet du bout des dents, faisant geindre le garçon, qui se voyait déjà manchot.

— Ne… me fais… pas de mal… Pitié…

— Parce que tu as eu pitié de ce pauvre homme, toi, avant de l’assommer ? Qu’est-ce qui pourrait me convaincre de ne pas te briser les os, dis-moi ?

Son regard affolé passait du léopard à moi, comme s’il se demandait ce qui serait le moins douloureux : se faire déchiqueter par un léopard ou être battu à mort par un géant blond dont les bras étaient aussi gros que ses cuisses ?

Je le lâchai, sûr qu’il n’esquisserait pas un geste, et pris la bourse dans la gueule d’Io. Elle était bien garnie, à en croire son poids.

— Io ! Garde !

Le garçon manqua de défaillir d’effroi en sentant les crocs du léopard se refermer sur son poignet et le tirer en avant.

— Essaye de fuir et…

Je fis claquer mes mains l’une sur l’autre, mimant une mâchoire qui se referme, et il poussa un petit cri. Le garçon prévenu, je tournai les talons, Io et lui à ma suite.

Lorsque je rejoignis Nerva et Septimus, ceux-ci soutenaient l’homme blessé, qui s’était relevé et qui écarquilla les yeux à la vue du curieux spectacle qui s’offrait à lui : moi, faisant sauter sa bourse dans ma paume, et Io, menant par la main le garçon qui l’avait attaqué comme si elle accompagnait un enfant récalcitrant à l’école.

Nerva laissa échapper un rire teinté d’admiration et Septimus poussa une exclamation enthousiaste.

Je tendis la bourse à l’homme en toge, qui ne savait trop comment réagir.

— Je pense que ceci t’appartient, citoyen.

— Merci, je… (L’esclave me tendit mon casque.) Les mots me manquent pour t’exprimer ma reconnaissance, centurion.

— Duumvir Pollius, je te présente Kaeso Concordianus Licinus. Le nouvel officier les milices de la ville, annonça Septimus comme s’il allait éclater de fierté. Je l’ai fait venir spécialement de Rome. Et la jeune fille que tu vois là, c’est notre Io.

Nerva détourna le visage pour dissimuler un sourire narquois et j’adressai un salut tout militaire au Duumvir, ne voulant pas gâcher la jubilation du préfet.

— Duumvir Pollius, le saluai-je à son tour. Préfet Septimus. Jurisconsulte Nerva. Pardonnez-moi de vous quitter un peu brutalement, mais j’ai un voleur à mettre sous les verrous.

Nerva parut ravi de cette exclamation ridicule si « digne » d’un « soldat de la République »…

— En route, Io !

J’exécutai un demi-tour cadencé et m’engageai dans la voie à peine éclairée par la lumière de la lune.

« Quelle allure, n’est-ce pas ? » Entendis-je dire Nerva.

J’attendis d’être hors de portée d’oreilles pour me mettre à ricaner. Dieux que ce simple éclat faisait du bien, après tant d’angoisses et de tensions !

À quand remontait la dernière fois que j’avais ri ? Le visage de Néro se dessina dans ma mémoire et mon rire s’étrangla dans ma gorge.

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[1] Jeu d’adresse très répandu chez les petits Romains.

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