Premier chapitre de “Moi, SPORUS, prêtre et putain”.

Pageflex Persona [document: PRS0000040_00015]Vous pensiez ne pas avoir de chance ? Détrompez-vous !

Dites-vous bien que, quel que puisse être votre degré de poisse, ce n’est rien, à côté de la guigne qui poursuit Sporus depuis sa venue au monde !

Né esclave, enfant abusé vendu aux pires débauchés de Subure, donné comme prêtre prostitué à un culte oriental

pour finir castré et choisi comme “épouse” par l’empereur Néron, qui le jette en pâture à une cour à laquelle le garçon ne comprend rien, beaucoup auraient préféré finir dans le Tibre, une pierre autour du cou !

Pas lui.

Débordant de vie et d’énergie, gouailleur, inculte, gaffeur, drôle, maladroit et incroyablement attendrissant, Sporus poursuit son petit bonhomme de chemin malgré les chutes et les ornières.

L’avenir lui prouvera qu’il avait raison et que, pour mauvaises que soient les cartes distribuées à la naissance, nul ne peut présager du destin ni de la grandeur d’un homme.

Basé sur une histoire réelle, ce récit est une bouffée d’oxygène, un cri d’optimisme et la preuve que, quelles que soient les épreuves, la vie mérite qu’on s’y accroche car nul ne peut prédire ce qui nous attend à la fin de la route.

Conté avec la voix de Sporus, dont la verve et l’insolence désarçonnent amis et ennemis, rythmé par une suite d’épisodes picaresques, ce récit n’en est pas moins rigoureux : chaque détail est fidèle à la réalité historique, et, en contrepoint, c’est la fin d’un règne, celui de Néron, la fin d’une dynastie, que Cristina Rodríguez raconte avec émotion. Paru au début des années 2000 chez Calmann Levy,  unanimement salué par la critique et les historiens, ce roman est à désormais disponible en version réactualisées numérique et brochée.

 

DÉBUT DU LIVRE :

 

 Mon nom est Sporus.

Simplement Sporus.

Pas de patronyme ni d’ancêtres prestigieux de qui me targuer d’être le descendant. Je suis né esclave et, bien qu’affranchi depuis des années, je le suis resté, d’une certaine façon.

Six ans jour pour jour avant que Néron ne prenne la pourpre impériale, ce fut dans un tout autre manteau vermeil que je me débattis : celui du sang de ma mère, qui me mit au monde en cette nuit du quatrième jour des nones de mars, sous le consulat de M. Vinicius pour la seconde fois et de Titus Talilius Corvinus, dans un quartier populaire de Rome – quartier qui m’a marqué de son sceau plébéien et m’a doté d’un franc-parler et d’un manque de distinction dont je n’ai jamais pu me départir. Même aujourd’hui, aligner deux phrases sans qu’elles ne soient égratignées par ces lourdeurs de style qui faisaient froncer les sourcils à Néron – mais qui, je pense, flattaient également son sens du disparate – relève de l’exploit.

« Sporus, me disait Pythagoras, ce soir, il y aura des poètes et des dramaturges au banquet. Alors fais-toi beau, souris, et, surtout, n’ouvre la bouche que pour manger ! »

Ce à quoi Néron répondait : « Qu’il parle haut et fort, au contraire. Je n’ai nul besoin du talent de mes amis pour asseoir le mien ! »

Quoi qu’il en soit, j’ai toujours éprouvé un sentiment de malaise lorsque j’étais mêlé aux lettrés qui composaient l’essentiel de la cour de Néron. Je me sentais sot, grossier et maladroit.

« Comment veux-tu apprendre quoi que ce soit si tu ne travailles pas en ce sens ? » me demandait celui-ci lorsque je me plaignais. « Prends un stylet, des tablettes, et écris ! »

Je n’ai pu m’y résoudre, alors, mais il y a un début à tout.

Comme cela l’aurait amusé…

C’est donc ici que je commence, non l’apologue d’un Bacchus ou l’hymne à un Pâris, comme Néron sut si bien le faire, mais l’histoire d’un petit garçon, né dans une taverne de Subure, qui fut tour à tour esclave, eunuque, galle et putain.

Si quelqu’un trouve ceci un jour, qu’il ne le lise pas en soupirant : « Pauvre garçon ! », car je ne suis ni l’un ni l’autre. Je suis fier de ce que j’ai été, de ce que je suis devenu et, si je n’ai pas le talent de Néron pour dépeindre les événements avec de simples mots, j’espère que l’on ira chercher, bien par-delà mes piètres tournures, tout le plaisir que m’a apporté cette vie, car que cela soit clair : seuls les regrets m’ont parfois rongé ; les remords, jamais…

 

Chapitre I : La taverne de Marcus

 

 J’ai vécu mes plus jeunes années sous l’œil bienveillant de Gaia, ma vieille nourrice, et celui, méprisant, de mes demi-frères aînés, Lucius et Appius, respectivement âgés de onze et neuf ans à ma naissance.

Si Lucius était un grand garçon à la poitrine creuse et aux immenses yeux noirs, Appius était son antithèse la plus criante : plus petit, il avait un visage replet et rieur. Son embonpoint le contraignait à adopter une démarche chaloupée et sa voix était étonnamment rauque et grave, en comparaison du filet nasillard de Lucius. Marcus, que je ne saurais appeler mon père tant il remplit mal cet office, s’était étiolé lorsque ma mère Terentia nous avait quittés. Je ne l’ai jamais connue. Gaia m’apprit qu’elle s’était enfuie avec un marchand grec, et je ne lui ai jamais pardonné cet abandon. Un frère était né en même temps que moi, mon jumeau. « Mort-né », avait dit Gaia. Maintenant que Terentia, qu’il avait tendrement aimée en dépit de son statut d’esclave, n’était plus là, Marcus dépérissait.

On me disait souvent je ressemblais à ma mère, avec mes cheveux ambre et mes yeux vairons. Je ne pouvais que le croire sur parole. Mon géniteur aurait peut-être pu voir ma mère en moi, s’il s’était donné la peine de me regarder, mais il n’a que rarement baissé les yeux sur celui qu’il considérait comme le responsable du départ de la femme qu’il aimait. Lorsque son épouse légitime apprit que son esclave était enceinte de son mari, elle se suicida, et mes demi-frères menacèrent ma mère quand leur tinta à l’oreille que Marcus pensait l’affranchir, 1’épouser et légitimer l’enfant qu’elle portait. Terentia s’enfuit la nuit même de ma naissance.

Avec le recul, je pense que Marcus savait me haïr d’une haine injuste et qu’il n’en éprouvait que davantage de tristesse lorsque je croisais son chemin. Mais peut-être n’est-ce là qu’une façon comme une autre de lui trouver une excuse, de me persuader que, si le destin n’avait pas frappé de la sorte, il m’aurait réellement aimé. Mon père ne m’ayant jamais reconnu, je ne possédais même pas le statut de citoyen, qui aurait fait de moi un homme libre. J’étais la propriété de Marcus et j’étais inscrit dans son cens au même titre que les tables de sa taverne.

Bien qu’habitant dans l’un des quartiers les plus animés de Rome, en plein cœur de Subure, je n’avais le droit de quitter la maison que pour de menues courses dans les boutiques environnantes. Mon horizon se limitait aux murs des immeubles d’en face et à la minuscule place où j’allais chercher de l’eau. Je grimpais sur le rebord de la fontaine au faune et remplissais des seaux plus gros que moi en m’accrochant à la jambe de la statue.

Trop jeune pour que l’on me confiât des tâches importantes, je passais mon temps à laver le plancher, les vêtements, et à nettoyer les chambres, de l’aube à la mi-journée. Le soir venu, j’enfilais une tunique informe, pour ne pas émoustiller les clients, et je servais des pichets de vin, coupé d’eau aux trois quarts, jusque tard dans la nuit. Après mon service, je m’écroulais sur mon matelas rembourré de paille, au premier étage, et je dormais jusqu’au matin en rêvant que je marchais sur l’esplanade aérée du forum, quand la chaleur chasse les promeneurs, les hommes d’affaires et les politiciens.

La veille de mes cinq ans, Marcus se remaria, sur les conseils plus qu’insistants de mes demi-frères, et il choisit une épouse qui était, d’après Gaia, tout le contraire de ma mère. Octavia était une ancienne courtisane, fière et hautaine. D’une beauté aussi glaciale que ses ardeurs étaient enflammées, cette femme de trente-cinq ans ne semblait se complaire que dans un luxe que mon père n’était pas en mesure de lui offrir. Elle réussit à faire de lui son jouet et il se prêta au jeu, davantage par lassitude que par désir, je crois. En cinq ans, la taverne au comptoir luisant de propreté et aux tables soigneusement astiquées que m’avait décrite Gaia était devenue un bouge où s’ébrouait la racaille de Rome.

Le premier souvenir un peu net que j’ai de cette époque est celui d’une soirée de juin. J’avais six ans. Octavia, grimée et gloussante, minaudait entre les sénateurs véreux et les gladiateurs grossiers, car avec sa personne, elle avait ramené sa « clientèle », que satisfaisaient à présent deux filles aux seins lourds et un garçon mince aux paupières fardées. La taverne était pleine. Le princeps avait fait donner des jeux dans la journée, auxquels je n’avais pas assisté, bien entendu, et les esprits s’échauffaient. Je me tenais debout, aux côtés de cette femme, languissamment affalée sur son fauteuil de rotin, et je ne pouvais m’empêcher de me demander quelle étrange créature sortirait bientôt de son ventre, aussi rebondi que la panse de l’amphore que je tenais dans les bras. Octavia poussa un cri strident, me faisant tressaillir, et je vis s’avancer Maximus, un sénateur qui lui avait servi d’oreiller durant plus de deux ans et lui rendait régulièrement visite. Ce vieil homme bedonnant, au visage dévoré par la couperose, demandait peu, mais payait bien et, pour celle qui était devenue ma maîtresse, c’était tout ce qui comptait.

— Maximus ! l’entendis-je s’écrier de sa voix suraiguë en tapotant le coussin d’un tabouret, à côté de son fauteuil. Viens donc t’asseoir près de moi.

Les deux gladiateurs accroupis devant elle se levèrent en jetant un regard assassin au sénateur et se saisirent de la plus jeune des prostituées, Aelia, qui poussa un gloussement ravi.

— Je n’en reviens pas de te voir mariée, railla le vieil homme en jetant un regard à Marcus, qui remplissait les gobelets derrière son comptoir. Il s’agissait bien de la dernière chose à laquelle je m’attendais de ta part. Me voilà bien désespéré.

— Ne me dis pas que tu es ici pour moi, je ne te crois pas, mon cher. Ne serait-ce pas plutôt Rufus, la raison de ta venue ? demanda-t-elle, taquine, en désignant le jeune mignon du menton.

Maximus suivit son regard et ses yeux brillèrent d’une flamme lascive. Rufus repoussait en riant un homme aviné vêtu d’une tunique aux couleurs passées, qui essayait de glisser une main sous sa robe.

— Tu sais choisir tes pensionnaires, comme toujours, murmura le sénateur. Ce que l’on raconte à son sujet… est-il vrai ? s’enquit-il en se passant une langue gourmande sur les lèvres.

Octavia éclata d’un rire haut perché et lui caressa la main.

— Et que raconte-t-on ?

— Cesse de te moquer de moi et réponds, répliqua Maximus en se dégageant.

— Rufus est une perle rare, cher Maximus, minauda Octavia. À la fois homme et femme, on ne t’a pas trompé. Un authentique hermaphrodite qui m’a coûté une fortune ! ajouta-t-elle avec une moue.

— Et je suppose que son prix est à la hauteur de celui que tu demandes pour vérifier la chose ? chuchota le sénateur.

Il la connaissait suffisamment pour savoir où elle voulait en venir, mais celle-ci se composa une mine offensée et leva les yeux au plafond.

— Il faut bien que je rentre dans mes frais ! Mais pour toi, ajouta-t-elle avec un sourire, ce ne sera que…

Elle se pencha à l’oreille de Maximus et susurra un chiffre qui lui fit froncer les sourcils.

— Tu exagères, ma bien-aimée ! Aucune putain ne mérite cela !

— Rufus, si.

Le sénateur porta la main à sa bourse en grommelant, mais déposa plusieurs pièces dans la paume d’Octavia, qui les rangea dans la sienne avec un sourire rayonnant.

— Rufus ! appela-t-elle. Viens me voir, mon agneau.

Rufus se leva et vint vers elle d’une démarche légère, se faufilant entre les clients.

— Me voici, maîtresse, murmura-t-il en prenant soin de ne pas la regarder dans les yeux.

Octavia observa Maximus, amusée. Il dévorait littéralement l’hermaphrodite des yeux.

— Voici Maximus, un ami de longue date, et qui mérite tous les égards. Fais ce qu’il te dira. Va !

Rufus examina le sénateur et grimaça. Il était vieux, chauve et fripé, mais cela valait mieux que le fouet que ne manquerait pas de lui administrer Octavia s’il n’avait pas fait tomber suffisamment de pièces dans sa bourse durant la soirée.

— Suis-moi, sénateur.

Rufus enlaça Maximus et les pupilles de notre maîtresse prirent des airs de deniers sortis de la frappe. Elle devait se dire que, si Rufus savait y faire, Maximus reviendrait le voir. Et il était riche. Immensément riche…

Je la tirai par la manche et elle daigna enfin me remarquer, bien que je me tienne à ses côtés depuis de longues minutes.

— Y a plus d’olives, mère, fis-je en désignant l’amphore que j’avais traînée jusqu’à elle.

Elle baissa les yeux vers moi, non sans jeter un regard alentour pour être sûre que personne ne m’avait entendu.

— Combien de fois dois-je te dire de ne pas m’appeler ainsi ? gronda-t-elle en faisant claquer une chiquenaude sur mon front. Va en acheter et ne m’importune plus ! Demande de l’argent à ton bon à rien de maître !

Avec une grimace, je me glissai entre les jambes de la turbulente clientèle, serrant contre moi l’amphore, que j’avais le plus grand mal à maintenir à plus d’un pouce du sol.

J’ai toujours été trop petit pour mon âge – et je le suis toujours, dépassant à peine la plupart des femmes. Alors, à six ans…

Pour ajouter à mon embarras, je butai contre Lucius, qui arborait avec fierté la toge virile revêtue la veille.

— Ah ! cracha-t-il. Que fais-tu dans mes pattes, avorton ?

Je fis un effort colossal pour soulever le récipient et le lui mettre sous le nez, mais j’aurais aussi bien pu essayer de lancer la roche Tarpéienne* avec une fronde.

— Y a plus d’olives.

Lucius m’adressa une moue dédaigneuse.

— Bah ! Trouves-en, que veux-tu que je te dise ?

Il me bouscula, et je luttai quelques instants pour conserver mon équilibre, mais dus bien vite me rendre à l’évidence que je penchais dangereusement du côté où je n’allais pas tarder à tomber. Je fermai les yeux, attendant le choc fatal et le bruit sec de poterie se brisant sur le plancher, mais je me sentis soulevé de terre, mon amphore à olives avec moi. J’ouvris prudemment un œil. Puis l’autre. Le gladiateur qui me tenait à bout de bras, un Samnite dont la célébrité l’avait jadis élevé au rang de demi-dieu, éclata de rire.

— Mais où qu’tu vas comme ça, avec c’t’amphore plus grosse que toi ?

Je baissai les yeux vers le sol et blêmis, agitant les pieds dans le vide. Si ce colosse me lâchait maintenant, j’étais bon pour une chute vertigineuse ! Heureusement, il me reposa sur le plancher avec une douceur que ne laissait pas présager sa corpulente carcasse.

— Le gros monsieur qui joue avec Attia veut des olives. Et il n’y en a plus, ajoutai-je en haussant les épaules.

Le Samnite se pencha et me désigna du pouce la prostituée sur laquelle était vautré l’homme qui avait réclamé les olives.

— À mon avis, l’a déjà oublié les olives qu’y voulait, murmura-t-il en m’adressant un clin d’œil.

Une énorme cicatrice lui barrait la joue, sa bouche était tordue et il lui manquait la moitié d’une oreille, mais malgré cela, son visage me sembla sympathique. J’avais vu tant de faciès hideux dans cette maudite taverne que mon sens de l’esthétique était quelque peu inhabituel – voire complètement faussé !

— T’es sûr ? demandai-je, suspicieux.

Si je mécontentais un client, j’étais bon pour une raclée, et ma belle-mère avait la main aussi ferme que ses fesses étaient molles.

— Certain ! affirma le Samnite.

— Pauv’ gosse, entendis-je soupirer l’un de ses comparses. Bâtard d’un père qu’en a rien à foutre de lui et d’une belle-mère qui couche avec son beau-fils ! Je me demande ce qu’il va devenir, ce gamin.

Le Samnite me posa la main sur l’épaule et secoua la tête.

— Les écoute pas, p’tit. Ils ont tété les amphores de ton père jusqu’à la lie.

— N’empêche qu’à voir sa frimousse et connaissant l’peu de vergogne d’la patronne…

— La ferme, Porcus !

Ce dernier se contenta de hausser les épaules.

— À votre avis… demanda d’une voix avinée un troisième gladiateur affalé dans un fauteuil de rotin aux brins effilochés. Le marmot qu’elle va pondre, l’est de son mari ou de son beau-fils ?

Ses amis éclatèrent de rire, le nez dans leurs gobelets de terre cuite.

— J’aime mieux pas le savoir ! De cette garce, plus rien ne m’étonne !

— Allez, file, murmura le Samnite à mon intention avec un sourire qui déformait son visage couturé. C’est pas l’heure pour un p’tit garçon d’être debout.

Je repartis donc avec mon amphore et croisai le regard de Marcus, qui m’ignora, comme à son habitude, mais je le vis jeter un œil au ventre gonflé de ma belle-mère avant de se servir une timbale de vin.

*

La petite fille de Marcus et d’Octavia – ou de Lucius et d’Octavia, dirent certains – vint au monde cinq mois plus tard. Elle était rousse, ce qui fit grimacer Marcus, mais ce fut là sa seule réaction. Il la nomma Tuccia, la reconnut par devoir et l’oublia par commodité. Depuis ma naissance, les tristesses ou les joies glissaient sur lui comme des gouttes d’eau sur une toile huilée.

Octavia, quant à elle, n’avait jamais voulu avoir d’enfant et ne possédait certes pas une âme de mère. Devoir nourrir le bébé lui semblait une tâche insurmontable – voir cette chose rougeaude accrochée à ses mamelles lui « soulevait le cœur » – et elle ne voulait en aucun cas s’abaisser à le langer ou, pire encore, supporter ses babillages. Elle confia donc sa fille à la vieille Gaia, que je secondais bien souvent. Dès l’âge de six ans, je sus changer le bébé plusieurs fois par jour et le bercer.

Deux ans plus tard, lorsque Tuccia fit ses premiers pas, je crois bien que je fus le seul à en être témoin. Si la petite avait faim, elle réclamait « Sprus ». Si elle voulait jouer, elle appelait « Sprus ». Et si elle se faisait mal ou était effrayée, c’était encore vers « Sprus » que se tournaient ses espoirs. Tout comme moi, et en dépit du fait qu’elle n’était pas une esclave, mais une enfant légitime, Tuccia ne fut pas envoyée à l’école publique. Elle restait donc perpétuellement dans mes jambes, et je lui appris ce que je pouvais : compter les amphores et observer discrètement les clients pour, je l’avoue, leur chaparder quelques as avec lesquels nous allions nous acheter des figues ou des petits pains frais.

Le jour de mes dix ans, je constatai que j’étais devenu père de famille et nourrice. Non que la vieille Gaia n’eût pas souhaité s’occuper de Tuccia, mais parce qu’une mauvaise fièvre l’avait emportée le jour du quatrième anniversaire de la petite et qu’elle n’avait pas été remplacée. C’était la « famille », comme les appelait Octavia, disons franchement les putains de l’établissement, qui faisaient la cuisine et le ménage pour « les maîtres » – catégorie dont ni Tuccia ni moi ne faisions partie, même si elle, elle pouvait prétendre à ce titre. Nous mangions les restes la plupart du temps, sauf quand Rufus était de corvée, les jours fastes. Ces jours-là étaient pour nous des jours de fête : il cuisait du pain frais et nous préparait parfois des gâteaux au miel.

Un soir, pourtant, nous attendîmes de longues heures sur le banc de la cuisine sans le voir paraître.

— Où il est, Rufus ? demanda Tuccia en agitant ses jambes dans le vide, juchée sur le banc où je l’avais assise.

— Il est peut-être malade.

Elle fit la moue.

— On n’aura pas de gâteaux, alors ?

Je sautai du banc et la soulevai dans mes bras pour l’en faire descendre.

— Viens. Allons voir.

Je lui pris la main et nous quittâmes les cuisines pour emprunter le long corridor sombre qui menait à la taverne. Je détestais ce couloir. Il sentait le bois humide et le vin tourné. Si l’on s’arrêtait au milieu et que l’on restait silencieux, on pouvait entendre murmurer le bois des murs et du plafond, dévoré par la vermine. J’avais toujours peur qu’un madrier ne cède au-dessus de moi et qu’un amas grouillant de vers blancs ne me tombe sur les épaules pour se glisser dans le col de ma tunique et dans mes cheveux.

En dépit de l’heure, la salle était vide et Marcus n’était pas derrière le comptoir de pierre. Ce n’était pourtant pas jour de cirque… J’entendis un hurlement aigu, au premier, et montai les marches quatre à quatre, traînant ma petite sœur vers la chambre de Marcus.

Ils étaient tous là. Lucius, Appius, Octavia, qui se roulait sur le sol en pleurant, les deux filles et Rufus, que je tirai par la manche de sa robe verte, dont les broderies commençaient à s’effilocher.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je. Tu ne nous fais pas à manger, aujourd’hui ?

Rufus s’accroupit à côté de Tuccia pour caresser ses cheveux emmêlés.

— Le maître est mort, murmura-t-il. Marcus est parti.

Tuccia et moi nous regardâmes et elle haussa les épaules. Comme je l’ai dit, Marcus avait toujours été un étranger pour nous, et le voir partir ne nous affecta pas outre mesure. Bien sûr, j’allais à présent avoir Octavia sur le dos plus souvent qu’à mon tour, mais, après tout, Marcus ne l’avait jamais empêchée de jouer du fouet. Non, décidément, la mort de mon père ne changeait rien.

— C’est pour ça qu’on n’a pas le droit de manger aujourd’hui ? demanda Tuccia. Parce qu’il est mort ?

Rufus sourit et nous prit chacun par une main.

— Allez, venez, dit-il à voix basse pour ne pas être entendu d’Octavia. Il doit bien y avoir quelque chose à manger dans cette maudite maison.

De retour dans les cuisines, Rufus ouvrit la remise et en tira un panier de noix et d’olives, du fromage et du pain.

— Tenez, fit-il en posant la nourriture sur la table.

Tuccia et moi nous jetâmes dessus comme des chiots.

— Comment il est mort, Marcus ? demandai-je, la bouche pleine.

Rufus s’assit sur le banc, près de moi, et m’adressa un regard déconcerté.

— Tu pourrais dire « père » ou « maître », non ?

— Non.

Il sourit tristement et me caressa le visage en suivant délicatement les contours de mes joues et de mon menton. À dix ans, j’étais un petit garçon aux cheveux clairs, aux yeux vairons et à la peau très blanche.

— Comme tu as grandi vite… Je n’ai pas vu passer les années.

— Moi, je trouve que j’suis petit par rapport aux garçons de mon âge.

Il se permit un petit rire discret et musical, doux et sensuel comme le reste de sa personne. Rufus était un garçon né pour charmer et faire plier les plus rudes d’un regard, mais à qui le destin et la nature avaient joué un vilain tour en l’affublant d’attributs féminins et masculins à la fois. Je me prenais souvent à l’imaginer en tunique d’homme et en toge blanche, les cheveux coupés très court et un anneau de citoyen au doigt. Il aurait fait un homme indécemment séduisant.

— Ce genre de taille importe peu, ici, assura-t-il. La délicatesse de tes traits promet un bien beau jeune homme.

— Comment il est mort, Marcus ? demandai-je de nouveau.

— Il avait attrapé une maladie, répondit simplement Rufus pour couper court à la conversation. (Je bus une gorgée d’eau à même le broc.) Eh ! fit-il en me donnant une légère tape sur la joue. Ne fais pas des choses aussi dégoûtantes ! Tu n’es pas le seul à utiliser cette jarre.

— Une maladie ?

Depuis ma plus tendre enfance, je vivais au milieu des putains et je comprenais très bien ce que ce mot signifiait.

— Oui.

— Avec une des filles ? insistai-je en prenant des olives.

— Comment un petit garçon peut-il… ? (Il secoua la tête.) Je préfère ne pas le savoir.

— Alors ?

— Non. Pas avec l’une des filles.

— Qui, alors ?

Rufus me tira doucement l’oreille.

— Un petit garçon comme il faut ne pose pas ce genre de questions. C’était ton père et ton maître.

— J’avais pas de père.

Rufus hoqueta.

— Il faut que j’y retourne, murmura-t-il avant de m’embrasser sur la joue. La dinde va me fouetter si je ne remonte pas là-haut.

Il nous resservit du fromage et quitta la cuisine, mais je l’entendis discuter avec l’une des filles dans le couloir – Attia, je crois.

— Qui le protégera, maintenant que le maître n’est plus là ?

— Ne parle pas de malheur, Rufus. Octavia n’irait quand même pas jusqu’à prostituer le fils de son défunt mari pour de l’argent.

— Sporus est un esclave.

— Quand bien même ! Il n’en reste pas moins le fils du maître.

— Oui, tu as certainement raison.

Mais sur ce point, Rufus se trompait…

 Fin du premier chapitre


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